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Du scandale dans l'art

13 novembre 2010

La belle mauve [Titre attribué : La France américaine, Portrait] (1962) / Martial Raysse

            LabellemauveBB1962

            Regardez de tous vos yeux, regardez ce joli minois de trois quarts que l’on appelle La belle mauve : c’est un objet de contemplation moderne.

Est-ce que vous reconnaissez ce visage de femme ? Il s’agit certainement de Brigitte Bardot, l’une des plus grandes actrices françaises des années 1960. En 1962 – date de la réalisation de cette œuvre – elle se trouve alors au sommet de sa gloire, considérée à l’âge de 28 ans comme une icône vivante en France à l’instar de Marilyn Monroe aux Etats-Unis. En tant que sex-symbol du cinéma hexagonal et mondial, la « Vénus des Sixties » inspire naturellement les plus grands artistes de l’époque, dont Martial Raysse.

Qui est-il ? Né en 1936 à Golfe-Juan, il affirme très tôt sa vocation artistique. Membre de l’école de Nice avec Yves Klein et Arman, il contribue à la fondation du mouvement des Nouveaux-Réalistes le 27 octobre 1960.

Qu’est-ce que le Nouveau Réalisme ? Ce groupe d’artistes s’inscrit de la fin des années 1950 au milieu des années 1960 dans un mouvement général de renouvellement des langages artistiques (de même, le Nouveau Roman en littérature, la Nouvelle Vague cinématographique…) lié à l’évolution du monde d’après-guerre. Au cœur des « Trente Glorieuses » (ainsi l’économiste Jean Fourastié nomme-t-il la période d’expansion allant de 1945 à 1975), la société subit de plus en plus l’hégémonie du modèle culturel américain (New York détrône Paris comme nouveau centre artistique mondial) et l’avènement d’une société de consommation triomphante qui transforme en profondeur le visage de la vie quotidienne (surabondance des images, esthétique publicitaire, prolifération de nouveaux matériaux tels que le formica, le plastique, la bakélite, le plexiglas…) Dans un tel contexte, les Nouveaux Réalistes (parmi les fondateurs figurent outre Raysse, Arman et Klein, Dufrêne, Villeglé, Hains, Spoerri, Tinguely et le critique d’art Pierre Restany ; parmi les suiveurs figureront Deschamps, César, Niki de Saint-Phalle, Rotella et Christo) qui sont « conscients de leur singularité collective » décident de rechercher de « nouvelles approches perceptives du réel », chaque artiste empruntant une voie et des actions spécifiques dans cette entreprise commune de « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire » (Pierre Restany). Ainsi, en tant qu’héritiers directs de Dada (la seconde exposition des Nouveaux Réalistes organisée à Paris en 1961 s’intitulera d’ailleurs « A 40° au-dessus de Dada »), ils fondent leur démarche sur l’esthétique du prélèvement initiée par Duchamp en lui attribuant non plus une dimension contestataire ou nihiliste mais une charge poétique et sociologique. L’idée de cette « aventure-objet » (Camille Bryen) est d’intégrer des éléments de l’univers quotidien dans leurs œuvres afin de procéder à une appropriation détournée de ces objets.

Chez Raysse, l’action artistique consiste plutôt à « magnifier », à « sublimer », à « amalgamer » : « il s’approprie les objets représentatifs de la civilisation des années 1960 pour les exposer dans l’hétérocléité de leurs matériaux étincelants (plastique, plexiglas, néon, formica) et de leurs couleurs violemment heurtées, le tout pour constituer une hygiène de la vision à travers un amalgame de formes aseptisées. » (Isabelle de Maison Rouge). Par cet assemblage d’objets usuels, il réalise de véritables « tableaux-objets » où il met en scène les images et symboles véhiculés par la société consumériste des Sixties et traduit son propre concept d’ « étalages - hygiène de la vision ».

Ce portrait est de fait aussi bien un témoignage sociologique et historique de la condition féminine dans les années 1960 qu’une vision poétique de la femme.

Le titre originellement attribué par Raysse à cette œuvre était La France américaine, Portrait. Raysse témoigne donc ici de l’américanisation de la société française, l’american way of life tendant à s’imposer dans la culture française de l’après-guerre. Les Nouveaux Réalistes eux-mêmes s’inscrivent dans la lignée du pop art américain, ce portrait rappelant les sérigraphies de Warhol sur Marilyn ou la même BB. Raysse fait lui aussi l’éloge de techniques simples et modernes : en l’espèce, il a agrandi un cliché photographique en noir et blanc qu’il s’est contenté d’agrémenter par un objet hautement symbolique et des touches de peinture avant de le mettre sous plexiglas. Il nous présente ainsi une femme « coincée » dans ses vues émancipatrices, tiraillée d’un côté par ses astreintes ménagères et de l’autre par ses aspirations à séduire, le plumeau planté dans son œil droit offrant un contraste saisissant mais charmant avec l’œil gauche fardé de mauve. Ses cheveux sont rehaussés d’un jaune doré, un grain de beauté rouge vient mourir près de ses lèvres. S'agit-il d'un bisou peint de l'artiste ?  En définitive , c'est toute l’ambivalence du combat mené au début des années 1960 en faveur de l’émancipation des femmes qui se trouve ici magnifié par Raysse. Curieusement, son épouse se prénommait alors France. Aurait-elle quelque part inspirée cette vision ?

 En tous les cas, ce visage présente une incroyable dimension poétique. L’intention de Raysse est davantage esthétique, c’est pourquoi il déclara rétrospectivement : « J’ai voulu un monde neuf, aseptisé, pur et au niveau des techniques utilisées, de plain-pied avec le monde moderne ». Ce qu’il cherche en effet, c’est donner à voir « la beauté du quotidien, faire du consommateur un producteur d’art. Une fois qu’un être s’est intégré dans cette vision, il est très riche, pour toujours. » (Pierre Restany). En apportant sa touche artistique à une photographie de la beauté canonique d’une des étoiles du cinéma, il amalgame de façon moderne l’art et la vie, nous restituant une Brigitte Bardot plus vraie que nature. Faisant d’une simple marchandise une œuvre d’art – et non pas l’inverse comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui - il sublime le banal. Il donne tout simplement corps à l’objet en lui donnant les attributs du sujet. Telle est l’ambition de toute poésie. En même temps, il contribue grandement à démocratiser l’art contemporain parce qu’il donne à voir immédiatement au spectateur anonyme des Sixties une apparition privilégiée qu’il aurait pu avoir. Il s’éloigne du cliché sensuel mais artificiel, doux mais froid, distancié mais glacé du mannequin-type – en deux mots du mauvais goût (qu’il définit d’ailleurs comme « le rêve d’une beauté trop voulue » dans une interview donnée en 1965) - pour nous offrir une Vénus moderne mise en scène dans des couleurs pop acidulées, une femme comme on pourrait en croiser dans la rue ou dans les supermarchés à prix uniques, ces « musées d’art moderne » (Martial Raysse).

                Telle est cette femme idéale, une muse transfigurée par l'artiste animé par une foi sur-réelle de donner vie à une créature d'amour, tel le sculpteur Pygmalion s'éprenant de sa Galatée, tel Frankenstein - héros ô combien romantique de Mary Shelley ! - réclamant en vain une fiancée à son géniteur !

Respirez, respirez à pleins poumons, car c’est « une proposition d’air pur . Ces artistes veulent s’approprier le monde pour vous le donner. A vous de les accueillir ou de les rejeter. » (Pierre Restany)



Vous voulez en savoir davantage sur Martial Raysse ?

Vous voulez découvrir le roman éponyme de Téodoro Gilabert ?

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21 octobre 2010

La mort de la Vierge (1605-1606)

A l’instar de ce génie et malin dévastant tout sur son passage, l’œuvre sulfureuse de ce « truand d’église » (dixit Pierre Cabanne) est une féconde et ravageuse onde de choc. Que dire par exemple de sa dernière peinture romaine, La Mort de la Vierge, sinon qu’en atteignant là le « sommet de son populisme émotionnel » (Pierre Cabanne), il confine au plus haut degré de la foi et de la transgression ?

En 1606, le Caravage, auteur d’un ultime crime (il blesse mortellement l’un de ses adversaires au jeu de paume), doit quitter la « cité éternelle ». Dans sa fuite vers le Sud, il laisse à Rome la commande qui lui avait été faite en 1601 pour la chapelle du juriste Laerzio Cherubini à l’église Santa Maria della Scala in Trastevere. Le fruit de ces cinq dernières années est la scène sidérante de La mort de la Vierge, qui sera aussitôt écartée des autels au motif d’une œuvre irrévérencieuse et blasphématoire.

Que voit-on ici ? Que ressent-on ici ? La première impression est rouge ; d’un rouge sang éclatant, comme l’immense tenture torse accrochée hors champ dans la partie supérieure de la toile, comme la robe rouge immaculée de cette femme étendue sans vie à l’horizontale au centre de la composition. La deuxième impression est noire, car si la lumière tombe crue du zénith pour éclairer le visage de cette femme, elle sculpte d’autant d’ombres dramatiques les corps et le vide total contenus au fond de la pièce. Capté par ces couleurs mortuaires, le rouge et le noir, notre regard pénètre finalement dans l’étrange assemblée. Le point de fuite à hauteur de notre regard, les personnages de taille humaine, la bassine de cuivre comme figure de bord, tout concourt à cette illusion que nous participons, nous aussi, à la cérémonie funèbre à laquelle nous convie le Caravage.

Aussi scabreux que cela puisse paraître pour les contemporains de l’œuvre, ce n’est pas d’un cadavre d’ « une prostituée répugnante » (Giulio Mancini), ou d’ « une  femme morte gonflée » (décriée par Giovanni Bellori, autre biographe contemporain du peintre) mais bien de la mort de la Vierge Marie dont il s’agit. La position de ses mains et de sa tête, l’expression des protagonistes qui semble mêler l’étonnement à l’affliction, la douleur à la résignation, nous indiquerait que la vie vient juste de déserter son corps, ou s’apprête à le faire de façon imminente. Le tableau, malgré sa taille imposante (369 cm x 245 cm), n’offre que peu de détails : les vêtements sont simples, de couleur unie, il n'y a pas de riches étoffes brodées ou chargées de motifs, la gamme de couleurs est assez sourde et limitée ; on ne trouve pas de ciel nuageux ou lumineux en arrière-plan, pas de paysage finement travaillé (comme chez un Carrache), pas d’animal non plus en premier-plan, ou de nature morte insérée dans un coin du tableau pour offrir un écho à la signification du tableau. De fait, il n’est pas d’autre symbole pour nous aider à comprendre ce qui se passe brutalement, et qui est suffisamment évident en soi : cette Vierge charnelle se meurt, et rien ne vient distraire notre attention de sa mort.

Pourtant, il n’y a rien de plus spirituel que cette œuvre, dans laquelle le quotidien est transcendé. Pour représenter le passage de la mort comme une transition entre terrestre et divin (selon le traditionnel Transitus Beatae Mariae Virginis), le Caravage bouscule les conceptions visuelles établies et nous ramène au corps - déjà ou bientôt - sans vie de cette femme, entrée dans l’histoire pour avoir donné naissance au Christ. A première vue, il ne présente rien de magique ni de surnaturel, c’est à peine si le peintre italien suggère une très légère auréole en train de s’éteindre, seul signe divin apparaissant sur la toile. Et pourtant, le peintre italien introduit dans cette scène dépouillée une temporalité égale à celle de La Vocation de Saint Matthieu. On retrouve en effet la même lumière latérale rasante et violente qui, cette fois, vient de la gauche et se pose avec éclat sur le corps inerte de Marie, si humain qu’il en troubla Mancini et Bellori.

C’est une fois de plus grâce à un fantastique clair-obscur que le Caravage manifeste la vitalité spirituelle de la scène. Par l’ombre et la lumière, le Caravage donne chair et vie aux personnages, conférant une sensation de non-vie pour la Vierge dont la « pâleur mortelle » reçoit l’onction divine. Le peintre italien donne une intensité et un éclairage très dramatique, crépusculaire, qui sied complètement au sujet, car cette lumière descendue du ciel est en réalité le souffle de Dieu. Dans la pénombre de la pièce, la Vierge « morte » s’élève parmi les autres personnages « vivants ». Le corps de Marie semble suspendu grâce au cadrage resserré et au flot de tissu qui masque les pieds du lit de repos. Dans l’ombre, à cette lévitation répondent des attitudes moins éplorées de personnages plus verticaux, ce qui conduit naturellement le regard à s’élever jusqu’à cette tenture rouge, qui tourne et maintenant se transporte sous l’action du Créateur.

Le code des couleurs est par ailleurs parfaitement maîtrisé : les deux personnages situés immédiatement au-dessus de la Vierge portent des vêtements de couleur verte (vert émeraude pour le personnage de gauche et vert bouteille pour celui de droite), suivent le jaune de saint Jean, l’orange de Marie-Madeleine. Le vert étant la couleur complémentaire du rouge ; le jaune, son opposé ; l’orange, son combiné ; ces couleurs font ressortir avec éclat le corps de la Vierge, indubitablement le plus illuminé de la petite assemblée.

Cette lumière céleste qui éclaire, presque par réverbération, les personnages les plus proches de Marie et leurs déplorations dégage également une certaine puissance, comme si tout en évacuant en grande partie la dimension divine du sujet, le Caravage redonnait une certaine force aux hommes, même à travers un décès. Les apôtres ne sont pas clairement identifiables, s’agit-il vraiment de saint Jean, saint Paul, Marie-Madeleine ? Combien sont-ils vraiment dans la toile ? Peu importe, ce qui compte ici ce n’est pas le fait qu’ils soient les messagers du Christ mais bien les hommes qui ont choisi d’accompagner un être aimé et respecté dans ses derniers instants. Le Caravage rend toute leur humanité à des personnages traditionnellement traités comme des icônes. L’œuvre renforce l’aspect charnel des apôtres et de la Vierge, leur conférant une nouvelle dimension spirituelle.

Malgré sa belle assurance, l’outrage d’un artiste accusé d’être venu au monde pour « détruire la peinture » (selon les mots de Nicolas Poussin) est parfaitement caractérisé aux yeux de l’Eglise. « Le scandale est là, celui de la mort où la Vierge elle-même n’est plus qu’une pauvre chair naufragée » (Pierre Cabanne). Refusée et retirée par les Carmes de la petite église qui trouvaient cette grande toile indigne du lieu, La mort de la Vierge fut aussitôt remplacée par une œuvre de même sujet mais de toute autre facture peinte par Carlo Saraceni. Très peu de personnes furent autorisées à contempler le tableau, il fut mis en sûreté dans la galerie du duc de Mantoue, grâce au peintre-ambassadeur Rubens qui en organisa même une exposition publique avant de l'expédier à Rome. Il passa ensuite dans la collection du roi Charles 1er d'Angleterre puis dans celle de Louis XIV par le banquier Jabach. Cette œuvre est aujourd’hui conservée au musée du Louvre, à Paris, où elle ne cesse d’impressionner par sa monumentalité, son audace, sa maîtrise et la parfaite homogénéité entre l’interprétation naturaliste que le peintre veut donner du sujet et les moyens qu’il utilise pour y parvenir.

Poursuivant la rupture formelle qu’il avait engagée loin de toute idéalisation et de la « cosa mentale » (Leonardo da Vinci), le Caravage défendait en définitive une spiritualité plus humaine que divine. Cela déplut fortement à Bellori qui, dans ses Vies des peintres, sculpteurs et architectes modernes (1672), le comparera au sculpteur grec Demetrius, « si soucieux de la ressemblance qu’il se plut davantage à l’imitation qu’à la beauté des choses […] curieusement, sans aucun art, il paraissait se faire l’émule de l’art, en négligeant de choisir les plus belles formes du naturel. » De fait, tandis que la frontière attendue entre le profane et le sacré s’efface, une émotion vraie et puissante – physique, organique et morale - s’empare de nous pour ne plus nous quitter.

Il est troublant de retrouver quatre siècles plus tard les mêmes critiques adressées à l’égard de créateurs « naturalistes » comme le réalisateur néerlandais Paul Verhoeven. Ainsi a-t-il récemment été contraint de reporter un projet cinématographique en raison de menaces graves. Il faut dire que cette fiction - provisoirement intitulée Christ, The man - se propose de retracer, sur la base de recherches bibliographiques, le parcours du « Jésus historique », vu non pas comme le fils de Dieu mais comme un simple prédicateur dépourvu de pouvoirs surhumains, enfanté à la suite du viol de Marie par un soldat romain…

21 octobre 2010

Saint Matthieu et l’ange, 1ère version (1602)

Grâce à l’appui décisif du cardinal Del Monte, le Caravage obtient le 23 juillet 1599, de la famille Crescenzi - exécutrice testamentaire du prélat d’origine angevine Matthieu Cointrel – une commande prestigieuse pour la chapelle votive qui lui était consacrée dans l’église Saint-Louis-des-Français à Rome. Il était question de représenter trois épisodes parmi les plus marquants de la vie de l’évangéliste Matthieu : La Vocation de Saint Matthieu, Saint Matthieu et l’ange, Le martyre de Saint Matthieu. Pour la seconde de ces toiles, le saint devait être présenté en haut d’un autel, à l’heure où il débute l’écriture de son évangile. Afin d’exprimer ce qu’est l’Evangile - à savoir « la parole de Dieu » - un ange devait figurer aux côtés du saint, guidant son inspiration.

Ecoutons Gilles Fallot, artiste-peintre, écrivain et enseignant émigré à Rome : « L’ange traverse les tourbillons des espaces, émerge de l’écume des cieux. Il explique quelque chose à Matthieu. D’après la position des doigts de l’ange, les historiens supposent qu’il souffle à Matthieu les preuves de l’existence de Dieu. Le saint n’en avait nul besoin, il n’avait aucun désir de sembler raisonneur. D’ailleurs, les lois du Christ n’ont rien de raisonnable. L’ange murmure que la première cause, que le premier mouvant, c’est fort bien, mais qu’il faut aller plus loin, qu’il faut témoigner. Et le cardinal de l’esprit se demande comment faire ? D’abord, est-il possible de penser Dieu puisqu’il est non fini, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’essence ? Il n’appartient à aucune essence. Sa cause réside-t-elle dans sa pensée qui se pense ? On peut même avancer que Dieu n’est pas parfait : sans limite, il n’est pas complet, mais infini, il est imperfectible. Il n’y a que les hommes qui pérorent sur la perfection. Mais, le Caravage doutait des dogmes, de l’argument d’autorité, et il raisonnait. Il voulait bien croire, mais pas n’importe quoi, pas n’importe comment. » Ainsi sont résumés quelques-uns des tourments qui assaillent le Caravage au moment de sa création.

Fidèle à sa vision sans concession de l’art et de la vie, Merisi - jeune artiste intransigeant à l’imagination fertile - chercha à s’approprier le plus près possible ce qu’avait pu être un pauvre et vieux travailleur, placé tout à coup devant la rude tâche de faire, par écrit, le récit d’événements solennels. Il peignit par conséquent son saint Matthieu chauve, jambes nues, manches retroussées, les pieds couverts de poussière, serrant gauchement contre lui le lourd in-folio, fronçant les sourcils, concentré laborieusement dans un effort qui ne lui est pas familier. Comme le confessera l’artiste plus tard, « J'avais carte blanche et comptais bien en profiter. Saint Matthieu a été incarné par un mendiant aveugle qui était venu frapper à ma porte un soir pour demander l'aumône. » Il faut ici écarter l’idée d’une charge contre l’apôtre Matthieu pour remarquer à l’inverse l’apologie du dénuement et de la pauvreté comme expression de la foi. Le Caravage s’inspirera en effet des nombreux préceptes du cardinal Frédéric Borromée, un des participants au concile de Trente. Dans son opuscule De Pictura Sacra (1624-1625), celui-ci précisait entre autres à propos des anges, « la nudité des pieds témoigne de leur obéissance au moindre signe de Dieu ». José Frèches, auteur d’une biographie sur ce Peintre et assassin vérifie brillamment cette hypothèse : « la rébellion d’un caractère perpétuellement attiré par la transgression sera le contrepoint d’une foi brûlante » chez ce personnage tourmenté dont la peinture servira aussi à exprimer « la personnalité faite de clair-obscur ». A côté du saint, l’artiste a peint un ange dont la jeunesse semble descendre tout droit des cieux et qui guide avec candeur la main maladroite du vieillard. L’attitude suave qu’il adopte « auprès du vieillard qu’il semble aider à déchiffrer un grimoire » (Pierre Cabanne) parut déplacée lorsque le tableau fut livré à Saint-Louis-des-Français. On le comprend d’autant mieux à la lecture des sources d’inspirations du peintre elles-mêmes relatées : « Pour l'ange, je ne voulais pas d'un jeune éphèbe comme les aimaient les Grecs, ni d'un corps athlétique si cher à Michel Ange. Mon choix se porta sur Gregorio, un jeune voyou de 15 ans qui était venu se réfugier chez nous pour échapper à la police. Mario, fou de jalousie, était parti, menaçant de le dénoncer. J'avais hâte de terminer le tableau pour prendre Gregorio dans mes bras, et passer avec lui une folle nuit. Il refusa: j'étais trop vieux! J'avais le double de son âge. »

Ce tollé ne fut rien au regard de l’épouvantable scandale que provoqua la toile, on crut même y voir un manque de respect flagrant vis-à-vis de l’évangéliste Matthieu. Caravage rend compte en ces termes de l’accueil réservé à sa toile : « Les critiques ont été sévères concernant le Saint Matthieu et l'ange. Elles portaient sur des détails. Les dimensions de la toile, les pieds sales de Matthieu, ses jambes croisées, sa ressemblance avec Socrate... chacun évitant d'aborder directement le cœur du problème : le désir réciproque de l'homme et de l'adolescent, le contact des deux corps. En parler eut été le signe qu'on y était sensible. Même le cardinal Del Monte ne me défendit pas. J'étais heureux : mes tableaux choquaient. Mais ma toile fut refusée, à la grande joie du Préfet du Saint Office, celui-là même qui n'avait pas eu le temps de me condamner lors de mon second procès. »

Pourtant, la première version avait tout d’un chef d'œuvre. En dépit de son caractère troublant, il faut reconnaître que l'ange guidant avec une douce indulgence la main incertaine du saint pour écrire est l'une des figures les plus charmantes jamais peinte par l'artiste. La figure lourdaude de saint Matthieu, parée dans un capuchon ordinaire et avec les coudes et les genoux à nu, n'acquiert à l’inverse aucune dignité réelle malgré la cape dépliée sur la chaise. De ses yeux grands ouverts et de ses mains lourdes, il regarde fixement le livre épais sur son genou. Il n'est pas facile de croire qu'il peut écrire, on peut même penser qu’il est illettré. L’ange a la difficulté la plus grande à guider sa main épaisse pour écrire les lettres du mot Dieu. L'ange incline sa figure tendre, dont on voit clairement les formes au-dessous de son vêtement léger. Son visage androgyne et ses cheveux bouclés contrastent avec le crâne chauve de saint Matthieu. Contre le fond presque noir, se détache le blanc exquis des énormes ailes. Si elle a été critiquée puis rejetée par ses commanditaires, c’est donc uniquement pour son manque de bienséance marqué par de vivants contrastes. Du reste, elle trouva aussitôt acquéreur en la personne de Vincenzo Giustiniani, le banquier génois des papes qui possédait un palais situé juste en face de l’Eglise. Le tableau a ensuite été emporté à Berlin. Conservé au Kaiser-Friedrich-Museum, il a été détruit en 1945 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aucune reproduction colorée de cette huile monumentale (232 x 183 cm) n'existe pour cette raison.

Le Caravage dut recommencer son œuvre. Cette fois, il évita tout risque en s’en tenant strictement aux conventions religieuses admises quant à l’aspect d’un ange ou d’un saint. Même si le Caravage s’est efforcé de rendre ce tableau vivant et attachant, nous sentons bien que cette œuvre est moins sincère que la première. En atteste l’artiste lui-même :« J'en ai donc peint une autre. Un jour que je rentrais dans sa chambre, je vis Gregorio allongé en travers du lit, enroulé dans les draps. J'avais mon nouvel ange. J'ai tenu compte des remarques qui avaient été faites, et ma nouvelle toile fut acceptée. » Sa conclusion est péremptoire : « C'est mon plus mauvais tableau. ». Avec cette seconde version, à la résonance humaine amoindrie, le Caravage apportait pourtant un renouvellement profond et décisif à l’iconographie sacrée.

21 octobre 2010

Rembrandt van Rijn – La Ronde de nuit / La compagnie de Frans Banning Cock (1642)

Citée en tête des plus célèbres compositions du peintre hollandais Rembrandt Harmenszoon van Rijn, habituellement désigné sous son seul prénom de Rembrandt (1606-1669), La Ronde de nuit figure également parmi ses toiles les plus audacieuses. Elle n’en reste pas moins une œuvre méconnue, injustement trahie par l’histoire qui l’a travesti à plus d’un titre.

1642, l’année de l’achèvement de la Ronde de nuit, est une véritable date charnière qui marque d’abord l’apogée de la jeune histoire des Provinces-Unies, nées en 1579 de l’Union d’Utrecht. Emancipées de la tutelle catholique de l’Espagne, les sept Provinces du Nord de confession calviniste prennent part à la guerre de Trente Ans (1618-1648) aux côtés de la France, obtenant la reconnaissance tant attendue de leur indépendance (traité de Munster de 1648). Les Provinces-Unies connaissent alors une vitalité économique, politique, artistique et culturelle sans précédente, dans une période faste que les historiens appelleront rétrospectivement « le siècle d’or néerlandais ». Alors que le libre-commerce, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Max Weber) ont apporté la prospérité à la Hollande, la nouvelle bourgeoisie qui émerge souhaite se mirer dans une infinité de miroirs, familiaux et professionnels. Organisée en associations, milices et autres confréries, cette bourgeoisie n’affectionne rient tant que les portraits cérémonieux de groupe, un genre réputé dans lequel excelle un peintre comme Frans Hals (La Compagnie de Reinier Real, 1637).

Un de ses contemporains, Rembrandt de Leyde, est en passe de lui succéder. Devenu portraitiste attitré de la bourgeoisie d’Amsterdam, il mène grand train avec sa femme Saskia dans une belle maison de Jodenbreestraat, dans le quartier juif. Poursuivant succès et bonheur, les commandes affluent et les prix montent. Il hérite ainsi de la prestigieuse commande d’une compagnie de la milice bourgeoise d’Amsterdam dirigée par le capitaine Frans Banning Cock, jeune seigneur de Pumerland et bourgmestre de la ville. Pourtant, brusquement le malheur le rattrape. 1642 est une année terrible ; les deuils se succèdent, après trois de ses fils, sa mère et sa sœur, il perd Saskia qui meurt de la tuberculose à l’âge de 30 ans. Désormais accablé par une tragique destinée, sa peinture sera profondément affectée, sa palette se noircira, ses ombres et lumières marqueront sans complaisance l’expression intense et trouble de ses personnages.

La Ronde de nuit, débutée en 1639, est le sommet artistique qui marque cette rupture. Selon Pierre Cabanne, « la rupture que marque La Ronde de nuit est celle de son œuvre entier ». Pour répondre à la commande collective des 18 membres de la compagnie, Rembrandt avait reçu la somme colossale de 1600 florins (à titre de comparaison, le salaire annuel d’un ouvrier de l’époque était de 2500 florins !). Il ne s’autorisa pas moins de représenter à sa manière ces miliciens municipaux s’en allant prendre leurs postes aux remparts de la ville. Cela donne l’éclatant spectacle mouvementé de cette balade bigarrée et désordonnée, entre ombre et lumière. Sur une surface superlative de 5 sur 3,87 mètres (à l’origine), Rembrandt multiplie les actions, les effets de matière et de lumière. Il met en scène un théâtre bruyant, une pièce qui ne cesse de se jouer devant des « spectateurs médusés que la peinture puisse, dans son inerte matière, produire tant de mouvements et de sons, inventer tant d’histoires. » (Karim Ressouni-Demigneux)

Une lumière éclaire le centre du tableau où se trouvent Frans Banning Cocq, à l’habit noir et à l’écharpe rouge, le capitaine de la compagnie tendant la main vers le spectateur, et Willem van Ruytenburch, son lieutenant, dont la pertuisane semble menacer de sortir de la toile. Seul un troisième commanditaire est identifié avec certitude, il s'agit du porte-enseigne Jan Visscher Cornelisen, qui brandit le drapeau de la compagnie. Derrière son épaule gauche, d’aucuns prétendent identifier un quatrième personnage dans le visage dont on ne voit qu'un œil, Rembrandt lui-même. Toujours en avant-plan, mais de façon plus décalée, on aperçoit une masse asymétrique d’arquebusiers, donnant l’impression d’un mouvement vers l’avant. Parmi cette foule, ressort au moyen d’un surplus de lumière une jeune fille qui, par son accoutrement, illustre les symboles militaires que Rembrandt veut développer. Elle tient un poulet mort qui est signe de défaite de l’adversaire ; de plus, les griffes du poulet représentent le blason des « kloveniers » (le « klover » désignant en néerlandais une arquebuse du XVIe siècle.)

Rembrandt ose même introduire une hiérarchie entre les membres de la compagnie, notion que la tradition représentait jusqu’ici de manière plus délicate. Les armes indiquent ainsi les grades occupés dans la milice : bâton de commandement pour le capitaine, pertuisane pour le lieutenant, hallebardes pour les sergents, piques et arquebuses pour les simples miliciens. Nombre d’entre eux apparaissent maladroits voire ridicules, incapables de manipuler les armes laissées à leur disposition, tel qu’en atteste ce coup de feu impromptu que nous voyons se perdre avec déconvenue dans l’obscurité qui recouvre l’arrière plan et dans laquelle on distingue à peine un bâtiment servant probablement de fort aux militaires. Les détails sont nombreux qui participent à l’émotion et aux mouvements incongrus des personnages précipités dans le bouillonnement interne de la scène. Le spectateur papillonne de l’un à l’autre de ces détails foisonnants, d’un chien qui aboie à cet œil qui le regarde, du fond de la toile comme du fond de la tombe, celui du peintre lui-même ?

Tout concourt ici à une composition hors normes et sans concession : Rembrandt, condamné à perdre tout ce qu’il possède, peint ici une représentation non conventionnelle de son époque, de ses bourgeois infatués, de la fragilité de l’existence, des aléas de l’histoire, à travers ce saisissant portrait baroque détaillant sans pareil les coulisses tragi-comiques de la milice bourgeoise d’Amsterdam.

Il n’y a rien de surprenant par conséquent que ce qui aurait dû être une glorieuse parade soit jugé par les notables d’Amsterdam comme la caricature d’une parodie guerrière. Parce que la prise d’armes avec son entrecroisement de lances, de fusils et de bannières, ressemblait davantage à un rassemblement hétéroclite de volontaires costumés qu’à une cérémonie martiale, les commanditaires firent rajouter leurs dix-huit noms sur un écusson mal accroché. D’ailleurs, la toile conserve l’empreinte de cet ajout ostentatoire au porche d’où s’extrait bruyamment la troupe des personnages réinventés par Rembrandt.. La toile fut pourtant exposée par ses commanditaires à l’endroit prévu, dans la grande salle du premier étage de la Maison des arquebusiers, siège de la milice d'Amsterdam, consacrant l’obsolescence des traditionnels portraits de groupe.

Le tableau hors normes de Rembrandt subit par la suite d’autres outrages du temps. Il fut amoindri par un découpage intervenu en 1715 (la toile actuelle reste une œuvre immense de 4,38 m sur 3,59 m) pour être transféré à l'hôtel de ville dont les murs étaient trop petits. Plus tard, au XIXème siècle, la saleté et l’obscurcissement des vernis firent passer la scène pour un nocturne, alors que c’est la sortie en plein jour d’un groupe d’arquebusiers sur une scène de théâtre que Rembrandt a inventée. Lors de la restauration du tableau faite en 1947, la peinture est réapparue comme les contemporains de Rembrandt avaient pu l'admirer. Cette Ronde de jour – devrait-on dire - est actuellement la pièce maîtresse du Rijksmuseum.

5 avril 2010

Artemisia Gentileschi

Judith et Holopherne , 1ère version (1611-1612) et 2nde version (c.1620)

 Passons à présent aux héritiers directs du Caravage, les nombreux peintres de l’école caravagesque parmi lesquels se distingue une femme, Artemisia Gentileschi (1593-1652). Remarquablement douée et considérée aujourd’hui (à juste titre) comme l'un des premiers peintres baroques, à tout le moins un des plus accomplis de sa génération, elle s'impose par son art à une époque où les femmes peintres ne sont pas facilement acceptées. Elle est donc précurseur(e), devenant notamment la première femme à peindre l'histoire et la religion à une époque où ces thèmes sont considérés (via « l’intériorisation des contraintes ») comme hors de portée d'un esprit féminin. Fille aînée du peintre Orazio Gentileschi (1563-1639), qui fut l’ami et le disciple du Caravage à Rome, elle emprunte à son père la limpide rigueur du dessin et lui rajoute l’âpreté réaliste et les effets dramatiques qui étaient la marque de fabrique du Caravage.

 Le tableau Judith et Holopherne - dont elle a réalisé deux versions à plusieurs années d’intervalle – est incontestablement le manifeste testamentaire d’une femme artiste courageuse, devenue la figure de proue des féministes de tous bords.

 En 1599, le Caravage défraie une nouvelle fois la chronique par sa représentation sanguinolente de Judith et Holopherne. Un des passages de l’Ancien Testament fait référence à Judith, une jeune veuve habitante de la ville juive de Béthulie, assiégée par les troupes assyriennes. Au moment critique du siège, Judith choisit de se rendre auprès du général ennemi Holopherne. Ce dernier, séduit par la beauté de la jeune femme, donne un banquet à son honneur durant lequel il s’enivre. Resté seul avec Judith, celle-ci le décapite à l’aide de sa servante puis s’en revient triomphante parmi les siens. Le Caravage peint précisément l’horrible spectacle de cette décapitation là où ses prédécesseurs se bornaient à montrer le moment d’après. L’œuvre produite n’en est pas moins profondément mystique : seule la foi vengeresse d’une Judith frêle et maladroite rend possible l’extrême violence de la scène. Poursuivant l’œuvre du maître du clair-obscur en tant que femme, Artemisia Gentileschi pratique quant à elle le grand écart en faisant disparaître toute fragilité chez Judith qui a visiblement la force nécessaire pour étêter celui qui, nu, pensait déjà à la satisfaction de ses instincts basiques.

 Sur un fond absolument noir, une lumière crue illumine cette violente scène de meurtre. Au premier plan, du sang jaillit en jets drus qui éclaboussent de rouge les draps blancs d’une couche et menacent le spectateur. Judith tranche férocement la gorge de son oppresseur dont les derniers sursauts sont contenus par la servante. Nulle auréole ne sanctifie l’action de ces deux femmes profondément profanes, aussi déterminées et dures que l’épée en forme de croix qui scelle leur vengeance. Cependant, de quelle vengeance s’agit-il réellement ? Serait-ce la vengeance personnelle d’Artemisia, allant jusqu’à donner ses propres traits à Judith dans la seconde version du tableau, réélaboration horrifique d’une œuvre réalisée dix ans plus tôt ?

Il n’est pas rare, dans les toiles d'Artemisia, que les plantureuses et énergiques héroïnes mises en scènes possèdent les traits du visage que l'on retrouve dans ses autoportraits car souvent le commanditaire de ses toiles désirait avoir une image rappelant visuellement l'auteure dont la réputation allait croissante. Toutefois, en l’espèce, il faut avouer que la raison est toute autre. Si Judith est un personnage récurrent dans l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, c’est qu’elle agit comme un double, un véritable alter ego né à la suite d’un événement ô combien douloureux qui devait marquer sa vie.

A dix-neuf ans, alors que l'accès à l'enseignement des Beaux-Arts, exclusivement masculin, lui est interdit, son père lui donne un précepteur privé, le peintre Agostino Tassi. Employé à cette époque avec Orazio Gentileschi à la décoration à fresque des voûtes du Pavillon des Roses dans le Palais Pallavicini Rospigliosi de Rome, Tassi ose violer Artemisia. Celui-ci promet d'abord de l'épouser pour sauver sa réputation, mais il ne tient pas sa promesse et le père d'Artemisia porte l'affaire devant le tribunal papal. Les actes du procès ont été conservés et on peut suivre le déroulement de celui-ci en détail, découvrant avec crudité la récit que la jeune femme fait des événements : « Il ferma la chambre à clef et après l'avoir fermée il me jeta sur le bord du lit en me frappant sur la poitrine avec une main, me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les serrer et me releva les vêtements, qu'il eut beaucoup de mal à m'enlever, me mit une main à la gorge et un mouchoir dans la bouche pour que je ne crie pas et il me lâcha les mains qu'il me tenait avant avec l'autre main, ayant d'abord mis les deux genoux entre mes jambes et appuyant son membre sur mon sexe il commença à pousser et le mit dedans, je lui griffai le visage et lui tirai les cheveux et avant qu'il le mette encore dedans je lui écrasai le membre en lui arrachant un morceau de chair. » L'instruction, longue de sept mois, permet de découvrir que Tassi ne recule devant aucun forfait. Outre avoir formé le projet d'assassiner son épouse, il avait commis un inceste avec sa belle-sœur et avait voulu voler certaines peintures d'Orazio Gentileschi. Comble de l’humiliation, Artemisia doit se soumettre au supplice des méthodes inquisitoriales du Tribunal pour prouver son innocence ; afin de vérifier la véracité de ses accusations, elle subit examens gynécologiques et tortures. On lui enserrera notamment les doigts dans des entrelacs, torture qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques en la privant de la pratique de son métier. Au terme du procès, Tassi est condamné à l’exil des états pontificaux. Mais ses protecteurs font révoquer sa sentence et Tassi continuera à commettre vols, fraudes et à séduire les très jeunes femmes.

Quant à la femme peintre, elle gardera à vie l’empreinte indélébile de cette double-violence dont elle témoigne avec force autobiographique dans sa première version (le tableau de Naples, aujourd’hui au Museo e Gallerie nazionali di Capodimonte), peinte peu de temps après son viol pendant le procès, et plus encore - bien que de façon plus distanciée - dans sa seconde version (le tableau de Florence, exposé à la galerie des Offices), réalisée un an après le procès - soit en 1620 - à la lueur d’une impassible revanche. Dans son commentaire de cette seconde Judith décapitant Holopherne, Roberto Longhi écrit : « Qui pourrait penser que sous un drap étudié de candeurs et d'ombres glacées dignes d'un Vermeer grandeur nature, pouvait se dérouler une boucherie aussi brutale et atroce […] ? Mais –avons-nous envie de dire– mais cette femme est terrible ! Une femme a peint tout ça ? […] Il n'y a ici rien de sadique, au contraire, ce qui surprend, c'est l'impassibilité féroce de qui a peint tout cela et a même réussi à vérifier que le sang giclant avec violence peut orner le jet central d'un vol de gouttes sur les deux bords ! Incroyable, vous dis-je ! Et puis s'il vous plaît laissez à la Signora Schiattesi – c'est le nom d'épouse d'Artemisia – le temps de choisir la garde de l'épée qui doit servir à la besogne ! Enfin ne vous semble-t-il pas que l'unique mouvement de Judith est de s'écarter le plus possible pour que le sang ne lui salisse pas son tout nouveau vêtement de soie jaune ? N'oublions pas qu'il s'agit d'un habit de la maison Gentileschi, la plus fine garde-robe de soie du XVIIe européen, après Van Dyck » (Gentileschi père et fille, 1916)

Pour une femme du début du XVIIème siècle, se consacrer à la peinture représente certes un choix difficile et extraordinaire mais pas exceptionnel. Avant Artemisia Gentileschi, d'autres femmes peintres exercent, non sans succès, leur activité entre la fin du XVIème siècle et le début du XVIIème siècle. Citons notamment Lavinia Fontana (1552-1614) qui se rend à Rome sur l'invitation du Pape Clément VIII ainsi que Fede Galizia (1578 -1630) qui peint elle-même une belle Judith avec la tête d'Holopherne. Le jugement sans appel de Roberto Longhi en faveur d'Artemisia, selon lequel « l'unique femme en Italie qui ait jamais su ce que voulait dire peinture, couleur, mélange, et autres notions essentielles… », fait de l’impétueuse Gentileschi une exception à la règle générale de l’intériorisation des contraintes, à savoir le cantonnement des femmes artistes dans les genres considérés comme mineurs. En butte à la rébellion contre la condition à laquelle la condamnait son sexe, on pourrait croire infine que « sa pleine puissance créative s'est manifestée seulement dans la représentation de femmes fortes et capables de se faire valoir » (d’après la féministe américaine Judith W. Mann). Et Philippe Sollers d’ironiser : « On devrait, chaque année, proposer aux femmes de peindre une Judith et Holopherne. Il y aurait un prix. Ce serait une avancée décisive des beaux-arts. » (Théorie des exceptions). Il n’en est rien, la dénonciation de ce viol scandaleux est un manifeste testamentaire et artistique qui porte bien au-delà.

De fait, le désir de revanche de cette femme - plusieurs fois blessée dans sa chair -atteint dans la Judith et Holopherne de 1620 son paroxysme : l’élément féminin, qui se trouve ici uni, dédoublé et civilisé domine un élément masculin dont la nudité et la pilosité renvoient à l’animalité. Dans cette mise en abyme esthétique des violences subies toute en contrastes, Holopherne-Tassi est à la merci de vengeresses qui, tout en réparant les injustices, contestent courageusement le statut social inférieur qui leur est assigné. Le sang qui gicle est sans ambigüité un message d’avertissement, moins à l’adresse d’Holopherne que du spectateur, vers lequel la tête tranchée menace de basculer. Pour Roland Barthes, sa signification est sans équivoque : « si les femmes devaient violer le général, elles ne s’y prendraient pas autrement ». On ne peut pas s’étonner par conséquent qu’Artemisia Gentileschi, cette grande artiste au fort tempérament, soit devenue au fil du temps un porte-drapeau de la condition féminine.

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5 avril 2010

Caravaggio

« Bandit, Voyou, Voleur, Chenapan ! », ainsi Prévert aurait-il pu l’inventorier. Michelangelo Merisi dit le Caravage (1571-1610) n’a certainement pas usurpé sa réputation sulfureuse. Certes, il était tout cela, et bien plus encore, mais ce génie du mal se doublait aussi d’un grand artiste. L’homme-scandale de la Contre-Réforme catholique lui apporta en effet une puissance naturaliste d’une rare intensité, abolissant toute hiérarchie entre les sujets nobles et bas et restituant superbement le déroulement des scènes sacrées, « de la même façon que si on les découvrait dans les quartiers populaires de l’Italie du XVIIème siècle » (Pierre Cabanne). Dans sa quête déraisonnée et passionnée de la vie, il a contribué de manière décisive à bousculer les genres picturaux et à transformer l’iconographie religieuse en un théâtre populaire et vivant d’où émergent de terrifiants contrastes d’ombre et de lumière. Fuyant ses crimes et méfaits à travers l’Italie, le Caravage s’installe dans la cité éternelle en 1590. Là, il reçoit bientôt l’appui providentiel du cardinal Francesco Del Monte qui aimait outre la peinture et la jeunesse, les novateurs dont ses collègues conformistes se méfiaient à juste titre. C’est ce même protecteur qui offrit au Caravage l’occasion de peindre des sujets bibliques. Plusieurs de ses œuvres majeures lui seront refusées, jugées trop vulgaires voire scandaleuses par ses commanditaires, comme la première version de La Conversion de saint Paul (1601), celle de Saint Matthieu et l'ange (1602) ou plus tard la Mort de la Vierge (1606) dont nous nous proposons ici d’analyser le caractère indomptable et scandaleux qu’on ressent seul devant les chefs d’œuvre.

 

5 avril 2010

Art baroque et religion : de la profanation des autels à la violence de la foi


Avec le concile de Trente (1545-1563), l’Eglise catholique reprend la main sur les questions artistiques et esthétiques. Les cardinaux y énoncent les règles d’un art capable de s’adresser à tous et de restituer au territoire une claire identité religieuse. Pour le cardinal Paleotti, l’art sacré doit « illuminer l’esprit, exciter la dévotion et piquer le cœur ». L’intention est clairement prosélyte : à travers l’ordre, la simplicité et la dévotion envers les figures exemplaires de saints dont la vie et la passion sont rappelées de façon spectaculaire et édifiante, l’art de la Contre-Réforme veut traduire la puissance de la foi catholique et stimuler la ferveur de la population. Suivant ces nouvelles exigences iconographiques, une nouvelle période artistique s’ouvre en Italie au tournant des XVIème et XVIIème siècles. Instrumentalisées à des fins de propagande mais par trop éparses, ces nouvelles créations esthétiques dépassent largement les carcans auxquelles elles sont soumises. Bientôt, elles célèbrent une imagination débordante qui devient le signe de trop de liberté. Beaucoup d’institutions, l’Etat anglican et la France absolutiste de Louis XIV en tête, refuseront ces créations, qui seront finalement de moins en moins soutenues par l’Eglise.

Parce qu’elle mêle l’exaltation tumultueuse de tous les domaines artistiques (suivant la classification des cinq arts faite par Friedrich Hegel dans ses cours d’esthétisme entre 1818 et 1829, du plus matériel et moins expressif au plus expressif et moins matériel  : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie), cette esthétique complexe et éclectique recueillera le terme « baroque », d’abord affublé avec mépris au XVIIIème siècle pour définir l’art décadent et ridicule qui succède à l’harmonie renaissante avant d’être finalement réhabilité par l’historien de l’art d’origine suisse Heinrich Wölfflin à la fin du XIXème siècle. Tiré du portugais « barocco », qui désigne « les perles ou pierres qui ne sont pas parfaitement rondes » ou encore « de forme irrégulière », le style baroque se caractérise en effet par ses oppositions brutales et ses contrastes cinglants : la recherche du rythme et l’exagération du mouvement dans le calme silencieux d’un palais ou d’une église, la surcharge décorative, les effets dramatiques, la tension, l’exubérance et la grandeur parfois pompeuse, contenus parfois au milieu du plus grand dépouillement.

Si Florence fut la capitale de la Renaissance, Rome sera incontestablement celle de l’art baroque. La cité éternelle où règne une relative stabilité économique et politique, offre « l’horizon du premier baroque » (Yves Bonnefoy). C’est avant tout le théâtre d’une profonde rénovation urbanistique. En 1590, le pape Sixte-Quint revendique : « Rome n’a pas seulement besoin de la protection divine, il lui faut aussi la beauté que donnent le confort et les ornements matériels ». De fait, ses successeurs poursuivront son œuvre, façonnant la « Roma triumphans » dont a besoin l’Eglise catholique pour imposer son pouvoir. Dans la cité en pleine ébullition où l’architecture baroque redessine le centre-ville se déploie un chantier de tous les instants destiné à favoriser l’accès des pèlerins aux lieux saints et à magnifier les fastes des cérémonies religieuses. Ainsi l’esplanade de la place Saint-Pierre conçue par le Bernin, nommé architecte officiel du Vatican en 1529, enserre-t-elle ingénieusement ses visiteurs. Débouchant des étroites ruelles médiévales alentour, ils se retrouvent littéralement « happés » par la place œcuménique, « pris en tenaille » dans sa forme elliptique. Dans cette atmosphère chancelante d’ordre et de désordre, les artistes affluent tout au long des XVIème et XVIIème siècles vers ce nouveau foyer de création et d’émulation artistiques à la faveur du mécénat, des papes et des riches familles nobles. Il s’agit non seulement des artistes italiens qui s’installent et travaillent à Rome (Carrache, Le Caravage, Pierre de Cortone, Le Bernin, Borromini) mais aussi et surtout de nombreux étrangers – qu’ils soient flamands (Terbrugghen, Rubens), français (Vouet, Poussin) ou encore espagnols (Ribera, Vélasquez) - qui, souvent à la suite d’un voyage de formation ou de perfectionnement, y demeurent quelques années, organisés sur place en véritables communautés nationales.

A tous points de vue, l’art baroque prend forme sur un terrain extrêmement mouvant, se situant dans un de ces moments transitoires où « tout est possible ». Dans une Europe déchirée par les guerres de Religion (la guerre de Trente Ans ravage l’Allemagne de 1618 à 1648, qui paie le lourd tribut humain de 10 millions de mort sur 16 millions d’habitants) et un univers dont on a perdu le centre et les limites (à la suite des travaux de Galilée qui abjure sa théorie de l’héliocentrisme devant l’Inquisition en 1633), le baroque substitue à la stabilité et à l’objectivité de la Renaissance un art du mouvement et des illusions. En réaction à la ligne droite, la courbe devient prédominante. Aux proportions de l’homme de Vitruve répond un art étonnamment maîtrisé du trompe-l'œil. De l’aveu de l’historien de l’art Elie Faure, la « maniera » de Raphaël avait entraîné ses successeurs vers une « chute » : la libération formelle maniériste qui se déploie dans l’Italie de la seconde moitié du XVIème siècle témoigne en effet d’une « dislocation de la fabrication artistique italienne », désormais déchue. C’est selon le même auteur contre cette déchéance esthétique que réagiront précisément les Carrache (Annibal et Augustin Carrache – auteurs des fresques du palais Farnèse de 1597 à 1604 - se débarrassent de l’affectation du maniérisme par l’affirmation d’une « exactitude outrée » selon Eugène Delacroix) et le Caravage (ce peintre révolutionnaire peint les bas-fonds de Rome avec un réalisme saisissant avant d’imposer la puissance dramatique de son clair-obscur dans les toiles bibliques) puis leurs héritiers des écoles « bolognaise » et « napolitaine », permettant au mouvement baroque d’être « importé en masse » (Heinrich Wölfflin) et jouant infine le rôle charnière d’ « organes de transmission » entre la peinture italienne de la Renaissance et l’art classique, que l’on peut considérer à juste titre comme le second temps du baroque.

Ce qui offense, ce n’est plus seulement la sexualité, c’est aussi la quête naturaliste de l’art, sa vocation terrestre. La puissance scandaleuse de l’art baroque est donc l’apanage des plus viscérales de ses œuvres. Ce sont celles qui convient à une expérience totale, aussi bien sensorielle que spirituelle, conformément aux préceptes rédigés par le fondateur de l’ordre des Jésuites, Ignace de Loyola (1491-1556). Dans son guide de méditation, Exercices spirituels, il invitait en effet le fidèle à s’engager complètement, c’est-à-dire avec ses cinq sens, dans la prière. Dans cette constellation de l’art baroque, nous (re)découvrirons cinq chefs d’œuvre qui ont exprimé et participé aux événements troublés du « Grand siècle », submergeant au passage les consciences ecclésiastiques dont « le malheur [voulait] qu’à faire l’ange on fait la bête » pour parodier la maxime du philosophe et scientifique Blaise Pascal (1623-1662).

5 avril 2010

Veronese - Le repas chez Lévi (1573)

C’est dans un contexte extrêmement critique que naît le scandale de cette immense toile (555cm x 1280cm) réalisée en 1573 par le peintre vénitien Paolo Caliari, dit Véronèse (1528-1588). Théâtre de tensions terribles entre catholiques et réformés, la seconde moitié du « Siècle d’or » est marquée par un regain de la censure. Le contrôle des images visant au contrôle de la pensée, tout écart visible vis-à-vis du dogme catholique devait être immédiatement corrigé. La richissime cité des Doges qui vit ses dernières heures de magnificence n’échappe pas à la règle. Bien au contraire, son hégémonie culturelle impose une vigilance redoublée face à la contamination des courants réformateurs venus du nord de l’Europe.

En 1572, les religieux dominicains de l'église San Giovanni e Paolo à Venise commandent pour leur réfectoire une Cène destinée à remplacer un tableau précédent du Titien, brûlé en 1571 pendant la guerre contre les Turcs. Ils s’adressent alors à l’un des principaux « peintres d’église » de la ville, Véronèse. Fidèle à ses habitudes, celui-ci répond avec plus de faste à cette nouvelle commande monastique. Il installe le Christ et ses apôtres sous trois grandes arcades inspirées du grand architecte vénitien Andrea Palladio qui, tel un décor théâtral, servent à une curieuse mise en scène. Autour d’eux, une foule de personnages vêtus à la mode du XVIème siècle s’affairent dans l’indifférence la plus complète. La gravité du thème évangélique contraste on ne peut plus avec le débordement d’un banquet de fête ! C’en fut trop pour les pères de San Giovanni e Paolo qui, indignés d’une représentation aussi désinvolte du dernier repas du Christ, arguèrent de la présence d’un chien au premier plan. Sommé de modifier son tableau et de remplacer le dit-chien par la dévote Marie-Madeleine, Véronèse - choqué à son tour – refusa. Cela lui valut une convocation mémorable auprès du Saint-Office, la déclinaison romaine du tribunal de l’Inquisition, rétabli en 1541.

Le procès-verbal de l’interrogatoire du 18 juillet 1573, l’un des rares conservés en la matière, étonne encore par son incroyable fraîcheur tant l’artiste y joue la sottise et l’ignorance afin de désarçonner ses juges, bien décidés à confondre un hérétique suivant les indications de suspicion hérétique données par les frères du couvent (outre le chien, et parmi d’autres, les hallebardiers allemands à la droite du tableau, le bouffon et son perroquet, le nain, les noirs témoins du métissage culturel de la « Sérénissime », Pierre découpant l’agneau à la place de Jésus…). A la question sévère : « Que signifient ces personnages armés à la tudesque brandissant chacun une hallebarde ? », Véronèse s’entiche de la même exubérance. La réponse est restée célèbre : « Nous les peintres prenons des libertés tout comme les poètes et les fous ; je les ai peints, ces deux hallebardiers, l’un qui boit et l’autre qui mange, et les ai mis sur un escalier de dégagement pour qu’ils s’occupent de quelque service, puisqu’il convenait au maître de la maison, qui était riche et illustre, selon ce que j’ai entendu dire, d’avoir de tels serviteurs. » L’« éloge de la folie » que prône Véronèse dans cette revendication de la maxime d’Horace, « Ut pictura poesis » (« la peinture est comme la poésie ») s’accompagne d’un abandon de toute prétention intellectuelle et surtout religieuse. En réalité, le maître vénitien est tout à fait ignorant du scandale qu’il a provoqué ; de même, il ignore tout du débat contemporain concernant l’expression artistique et la religion. En atteste sa citation maladroite du Jugement dernier de Michel-Ange (menacé à l’époque de destruction) comme « modèle de ce qu’ont fait mes aînés » (sic). Abusés par un artiste qui « se souciait davantage de peinture que de vérité spirituelle » (Pierre Cabanne), les inquisiteurs ne condamnèrent pas Véronèse mais lui demandèrent néanmoins de « corriger et amender » la toile à ses frais, ce qu’il s’empressa de faire ou plutôt de ne pas faire, puisqu’il se contenta de changer le titre qui, de La Dernière Cène, devint Le Repas chez Lévi, en référence à un épisode de l’Evangile selon Saint Luc dans lequel Saint Matthieu (dont le nom hébreu est Lévi) donne un grand festin chez lui.

Le précédent des noces de Cana (1562-1563) offre rétrospectivement la preuve décisive des préoccupations purement esthétiques du peintre qui avait déjà pris goût à mêler le maniérisme de l’Italie centrale au naturalisme de l’Italie du nord, la « gravità » du Christ à l’exubérance d’un « decorum » où il se figure lui-même en musicien parmi ses « rivaux » de l’école vénitienne. On doit à sa seule imagination débridée le pouvoir indécent de mêler le sacré au profane et le passé au présent dans d’éblouissantes compositions qui allaient influencer pour des siècles la peinture d’histoire, élevée par la suite au sommet de la hiérarchie des genres picturaux. Débarrassé aujourd’hui des foudres de l’Eglise, le manifeste artistique haut en couleurs qui siège aux Gallerie dell’Accademia à Venise a même fait florès dans l’esprit de publicitaires avides de succès de scandales (confer Marithé & François Girbaud en 2005).

5 avril 2010

Michelangelo - Le Jugement dernier (1536-1541)

Le Jugement dernier est à tous points de vue une œuvre emblématique de la formidable plasticité d’un scandale artistique. Lors de son « inauguration officielle », le 31 octobre 1541, la stupeur est le dénominateur commun des réactions que suscite cette fresque de Michelangelo Buonarroti, dit Michel-Ange (c.1475-1564). Chef-d’œuvre absolu pour les uns, scandaleux outrage pour les autres, l’œuvre n’a cessé depuis lors d’inspirer des sentiments extrêmes et imprévisibles, dévoilant le scandale là où on ne l’attend pas.

Il est aussi révélateur des prérogatives, des traitements de faveur dont jouissent déjà les premiers grands artistes de la Renaissance, devenus par l’étalage de prouesses artistiques rares, quasiment indispensables aux iconographes religieux.

En 1532, Michel-Ange revient à Rome après un séjour de plusieurs années à Florence, au cours duquel il avait pris parti contre le pape dans le conflit qui l’opposait à l'empereur Charles Quint. Clément VII, qui lui a pardonné, lui demande de peindre les deux extrémités de la chapelle Sixtine, pour y représenter la Chute des anges rebelles et le Jugement dernier. Presque aussitôt, il se met à l'étude pour réaliser ce projet démesuré. A la mort de Clément VII en 1534, alors qu’il songe à renoncer, le nouveau pape Paul III s'y oppose et le nomme architecte, peintre et sculpteur du Vatican. Le Jugement dernier sera le fruit d’un travail sans relâche, débuté à l’été 1536 et achevé cinq ans plus tard.

La fresque s'étend sur un vaste mur (mesurant vingt mètres de haut et dix de large) en forme de double lunette. En haut de chaque lunette, les anges tiennent les instruments de la Passion du Christ, la croix et la colonne où le Christ fut flagellé. Au centre, sous la jonction des lunettes, se trouve le Christ en majesté, « le bras et la puissante main droite levée, tel un homme qui en colère maudit les damnés et les éloigne de sa face vers le feu éternel, alors qu’avec la main gauche étendue vers la partie droite, il semble recueillir les bons avec douceur » (Ascanio Condivi). Autour de « l’étrange colosse » (André Malraux), « assis, le visage horrible et féroce adressé aux damnés » (Giorgio Vasari), on voit s’agiter plusieurs centaines d’anges, de saints, d’élus et de condamnés qui tourbillonnent nus dans l’espace immense de la paroi principale de la chapelle Sixtine, de haut (Le Paradis) en bas (on voit à gauche les morts ressuscitant et emmenés par des anges vers le Christ pour être jugés et à droite, les damnés repoussés par les anges et tirés par les démons vers l’Enfer). A ses côtés, la Vierge Marie détourne le visage en signe de pitié.

Le thème biblique du Jugement dernier est très fréquent à l'époque (bon nombre de murs d'entrée d’églises en sont recouverts), on pense que le premier pape commanditaire de l’œuvre, Clément VII, voulait marquer les esprits après le terrible sac de Rome de 1527 par les lansquenets de Charles Quint. La proposition de Michel-Ange, théologiquement audacieuse, se distingue d’autant mieux en ce lieu symbolique de la papauté. En effet, il a choisi de faire participer les spectateurs privilégiés de la chapelle à l’expérience de « l’eschaton », ce moment où, pour reprendre la définition de Saint-Paul, le temps se contracte et commence à finir. Selon la théologie chrétienne, c’est le temps de la deuxième venue du Christ, une clôture du temps humain qui se caractérise par la parfaite contemporanéité de trois phénomènes : la parousie du Christ (son être présent), la résurrection des corps et l’opération de jugement stricto sensu séparant les élus des damnés. Jusqu’alors, l’image étant le lieu où cette tri-contemporanéité peut le mieux s’exprimer, les représentations de « l’eschaton » se donnaient à voir comme des avertissements d’un futur dont il convient de tenir compte. Avec Michel-Ange, le spectateur se projette mentalement au temps du Dies Irae et opère un jugement introspectif à la violente lumière du tourbillon des corps qui emprisonne son regard.

En pleine Contre-Réforme, ce n’est pourtant pas cette audacieuse prise de position en faveur d’un réformé jugement de soi qui provoqua l’ire des opposants à Michel-Ange mais curieusement, la seule question des nus visibles. Il faut dire que cette extraordinaire épopée visionnaire, inspirée de Dante Alighieri (confer la barque de Charon et la présence de Minos aux oreilles d’âne, deux personnages de La Divine Comédie) et puisée jusqu’aux sources de l’Antiquité, offre la plus surprenante accumulation de corps nus en mouvement osée en pareil lieu saint. Alors que les échafaudages masquaient encore l’ouvrage, Paul III Farnèse était venu inspecter l’avancée des travaux. La scène nous est relatée par Giorgio Vasari : « Messire Biagio da Cesena, maître des cérémonies, esprit strict, était avec le pape ; on lui demanda son sentiment et il déclara qu’il était inconvenant d’avoir fait dans un lieu si noble tant de figures nues qui montrent même leurs parties honteuses. Ce n’était pas un ouvrage pour la chapelle du pape mais pour des bains publics et des auberges. Michel-Ange en fut fâché et pour se venger il représenta aussitôt ce personnage dès qu’il fut parti sous la figure de Minos en enfer avec un grand serpent autour des jambes au milieu des diables. Messire Biagio eut beau insister auprès du pape et de Michel-Ange pour que cela soit supprimé, le détail a subsisté avec son témoignage, comme on peut le voir ! » La fresque achevée, l’élite romaine et la société ecclésiastique, menée par le cardinal Carafa, sont horrifiées. Au grand dam de Michel-Ange, ce cardinal devient pape sous le nom de Paul IV en 1555 et enjoint aussitôt à l’auteur de détruire son œuvre ou de la rendre « convenable ». Celui-ci réplique fougueusement au nouveau pape qu’il « fasse du monde un endroit convenable, et la peinture suivra le même chemin… »

En ces temps troublés de la chrétienté, alors que le tribunal de l’Inquisition vient d’être rétabli et que Paul III a ouvert les travaux du concile de Trente (1545-1563) – les deux instruments-clefs de la Contre Réforme normalisatrice - les critiques fusent et les soutiens manquent cruellement à Michel-Ange, y compris dans son propre camp. Le peintre Pietro Aretino dit l’Arétin, à l’origine grand admirateur et correspondant du maître, en vint à lui adresser une violente lettre publique dans laquelle il dénonça le Jugement comme une œuvre impudique et sensuelle, allant jusqu’à écrire que Michel-Ange était un luthérien. Dès lors et malgré son prestige, les attaques se déchaînent contre son œuvre, en grande partie parce que la plupart des quatre-cents « figures laissaient voir de façon indécente leurs parties honteuses. » (Vasari)

Face au spectacle grandiose de cette terrifiante mêlée charnelle, le concile de Trente ne pouvait manquer de s’attaquer directement à l’œuvre si âprement discutée de Michel-Ange. Le scandale qu’elle avait soulevé figure dans les 33 décrets urgents soumis au cardinal Charles Borromée (neveu de Paul IV), afin de prohiber l’art non autorisé dans les églises. Le 3 décembre 1563, le décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les saintes images est publié sous le nouveau pontificat de Pie IV. Dans le sillage, le concile estime l’usage des images justifié « parce que l’honneur qu’on leur rend remonte aux modèles originaux qu’elles représentent » mais affirme fermement que « toute superstition devra être absente de l’invocation des saints » et que « les images n’auront ni à être peintes ni à être ornées d’une beauté profane provocante ». Le 24 janvier 1564, une commission ad’hoc oblige l’auteur du Jugement dernier à revoir une partie de sa fresque, et à en effacer les nudités. C’est Daniele da Volterra, l’un des proches collaborateurs du très âgé Michel-Ange, qui se chargera à contre-cœur des corrections « a fresco secco ». Il voila les sexes que « l’Eglise ne saurait voir », ajouta des draperies, repeignit mal certaines figures, et gagna à ces ravaudages intempestifs le surnom d’Il Braghettone (le Culottier). Michel-Ange, qui prête ses propres traits d’écorché à Saint Barthélémy, les ignora et mourut désenchanté et amer le 18 février de la même année.

L’histoire de ce scandale ne s’arrête pas là. Au XVIIème siècle, Clément XII fit multiplier les camouflages pudiques ; plus tard, Grégoire XIII qualifia l’œuvre d’ « amas d’obscénités et faquineries» et voulut lui substituer un Paradis de Lorenzo Sabbatini. Depuis les réserves de Vasari sur l’œuvre, nul ne s’y est montré indifférent. Au XIXème siècle, Delacroix admire « l’œuvre colossale » mais Stendhal, guetté par son symptôme, soutient que Michel-Ange « accable l’imagination sous le poids du malheur ». Les siècles sont changeants : devant le Jugement Dernier, certains en apprécient l’audace plus que l’émotion, d’autres l’insoutenable tension plus que la spiritualité. Cette puissante « vision d’un univers héliocentrique » (André Chastel) qui a survécu aux diktats du concile de Trente a dernièrement connu un nouveau scandale retentissant. La restauration et le nettoyage de la voûte de la Sixtine et du Jugement dernier, effectués de 1980 à 1994, ont cette fois-ci provoqué le scandale de la couleur. Loin de tout maquillage outrancier, les restaurations ont dévoilé des tons étonnants chez celui qu'on surnommait le « terrible souverain de l'ombre » : des roses pastel, des verts acides, des bleus clairs. Ne faut-il pas y voir avec le regretté Pierre Cabanne « un épiderme supplémentaire à la nudité » vers l’accomplissement de la recherche plastique totale de ce disciple néoplatonicien ? Michel-Ange n’était-il pas trop humain pour être honnête ?

5 avril 2010

Tiziano - La Venus d'Urbino (1538)

La Vénus d'Urbin  (en original, la Venere di Urbino) est la somptueuse réponse donnée par le peintre Tiziano Vecellio, dit le Titien (c.1490-1576) à la commande privée d’un nu. La toile aux grandes dimensions (119 cm x 165 cm) peut être vue, regardée et admirée de nos jours à la Galerie des Offices de Florence.

Tout commence par une curieuse commande émise par Guidobaldo Della Rovere, l'héritier de Francesco Maria Della Rovere, le Duc d'Urbino. Parce que son père a acheté le portrait d’une jeune femme revêtue d’une belle robe, La Bella (conservée aujourd'hui au musée Pitti à Florence), Guidobaldo décide d’acquérir le portrait nu de ce même modèle.

Ce tableau n'a vraisemblablement pas été peint pour célébrer son mariage avec Giulia Varano intervenu quatre ans plus tôt en 1534. Il ne s’agit pas d'un tableau de mariage comme put l’être La Vénus endormie (La Vénus de Dresde) peinte par Giorgione avant 1510 et terminée par ce même Titien, car, si l’emprunt à cet auguste référent en matière de nu couché ne souffre aucun doute, la Vénus du Titien - qui ouvre grands ses yeux bruns face aux réalités terrestres - n'a plus aucun rapport avec l'image idéalisée de Giorgione de la beauté féminine.

Cette Vénus-là nous regarde sereinement, sans effronterie ni innocence, et, de sa main gauche, caresse son pubis, une bague au petit doigt et les jambes entrecroisées. On le sent d’emblée, au-delà du geste masturbateur (tout à fait exceptionnel et resté inédit dans l’histoire de la peinture !), le scandale réside ici dans le regard que cette jeune femme pose tranquillement vers le spectateur, pour qui et par qui tout s’organise. Que nous révèlent donc nos yeux voyeurs ?

  Nous révèlent-ils une allégorie du mariage, un tableau célébrant le but ultime de ce sacrement, à savoir la procréation ? C’est ce que nous suggère l’historienne américaine Rona Goffen qui, en plongeant dans les mystères du XVIème siècle, nous a rappelé la puissance magique alors attribuée aux images. On recommandait par exemple d'accrocher de belles nudités dans les chambres à coucher des époux, suivant la croyance que la femme donnerait naissance à un enfant parfait si elle les regardait au moment de la fécondation. De même, ce tableau obscène - parce qu'il rend public et met littéralement sur le devant de la scène un geste admis dans l'intimité du mariage – témoigne de l’importance de la masturbation féminine à une époque où il était conseillé aux femmes mariées de se préparer manuellement à l'union sexuelle pour avoir un enfant. Rona Goffen indique même que la pose de cette femme, appuyée sur son côté droit, correspond à des recommandations médico-religieuses similaires. Cette analyse semble en outre être confirmée par le myrte posé sur la fenêtre, les roses tenues par les doigts alanguis de Vénus, les deux coffres du fond et le chien endormi au pied de la belle, qui sont autant de symboles de fidélité. Toutefois, ces symboles ne sont pas univoques. Si les coffres peuvent être des coffrets de mariage (cassoni), les courtisanes en possédaient également dans leur palais. Quant au myrte et aux roses, ils peuvent n'être que des roses et du myrte. Ultime objection, il est arrivé au Titien de peindre un petit chien endormi aux pieds de Danaé au moment même où elle est enfantée par Jupiter !

Sans l’intervention salvatrice de Giorgio Vasari, qui fait de cette jeune femme une déesse dans la seconde édition de son grand œuvre Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1568), Titien n’aurait-il donc pas été censuré par les réformateurs du concile de Trente (1545-1563), dont un décret fait désormais reposer sur les artistes la responsabilité des dérives de toutes sortes dont sont reconnus coupables les arts figuratifs ?

Cela nous ramène à la « femme nue » qu’a voulu posséder le commanditaire de l’œuvre et qui « crève l’écran » du tableau. Quid du grand pan de peinture noire derrière le buste de cette créature et de la ligne horizontale vaguement brune qui marque le bord du lit ? Suivant la brillante analyse faite par Daniel Arasse, éminent spécialiste de la Renaissance, dans son article « La femme dans le coffre » (On n'y voit rien, Descriptions, Paris, Folio Essais, 2005, pp. 125-173), cette zone noire n'est pas un rideau, comme le voudrait un autre spécialiste, Erwin Panofsky, qui voit dans sa découpe verticale « un bord de rideau » ; la ligne brune n'est pas davantage le « bord du pavement ». S’il y a un rideau derrière notre Vénus, c'est le rideau vert, soulevé et noué lascivement au-dessus de sa tête. Ce grand pan de peinture noire dont le bord tombe à l'aplomb exact du sexe de Vénus n'est même pas un mur, il ne représente rien. De même pour le « bord de pavement ». En fait, Panofsky identifie des bords spécieux qui lui permettent de voir la représentation cohérente de l’intimité d’une pièce de palais vénitien, baignée dans les douces et chatoyantes couleurs du Titien.

Le tableau est au contraire incohérent mais parfaitement construit. En réalité, le pan de peinture noire est un dispositif destiné à placer Vénus au premier plan, étendue sur un lit posé à même le sol, comme l’indiquent les deux matelas rouges que laissent entrevoir les plis du drap blanc. Par ce dispositif, la salle avec les deux servantes fonctionne comme un tableau dans le tableau, une mise en abîme réalisée dans la perspective la plus stricte. Selon André Chastel, le Titien représente dans cette pièce « le scénario de la production ». Le peintre renaissant est précisément allé chercher la créature là où elle se trouvait (et là où la ligne de fuite nous mène), à l'intérieur même des « cassoni » (qui très souvent contenaient des nus érotiques) pour la mettre face à nous, sur le devant de la scène. Ce n'est donc pas un hasard si ce fameux bloc noir évoque l'intérieur du couvercle soulevé par la servante agenouillée, Titien nous fait voir ce que le contenu du coffre a pour fonction de cacher ! Tout se passe comme si la Vénus était sortie nue du coffre, d’où la correspondance formelle qu’entretiennent les courbes du coffre et celles du corps. La Vénus d'Urbino pourrait être la première peinture d'une femme déshabillée, dont la robe repose fraîchement sur l’épaule de la seconde servante.

Le Titien met habilement en scène toute l'érotique de la peinture renaissante inventée par Leon Battista Alberti, le théoricien de la perspective, qui faisait de Narcisse l'inventeur de la peinture, parce que celui-ci suscite une image qu'il désire et qu'il ne peut ni ne doit toucher, étant cesse pris entre le désir d'embrasser cette image et la nécessité de s’en tenir à distance pour pouvoir la voir. Cette apparition érotique répond on ne peut mieux à l'exigence du Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, livre qui régit les convenances de toutes les cours de l’Europe renaissante : « Pour donc fuir le tourment de cette passion et jouir de la beauté sans passion, il faut que le Courtisan, avec l'aide de la raison, détourne entièrement le désir du corps pour le diriger vers la beauté seule, et, autant qu'il le peut, qu'il la contemple en elle-même, simple et pure, et que dans son imagination il la rende séparée de toute matière, et ainsi fasse d'elle l'amie chérie de son âme. »

  Le maître vénitien exhibe sur le devant de la scène une figure qui se voit et se touche face à un spectateur contraint de substituer le voir au toucher. Voir seulement voir, telle est notre scandaleuse condition face à ce spectacle de pur plaisir érotique orchestré par ce grand peintre, distingué en son temps par l’empereur Charles Quint (« Titien mérite d’être servi par César ») et qui avait précisément choisi pour devise : « Natura potentior ars » (l’art est plus puissant que la nature).

En définitive, ni portrait de courtisane, ni tableau de mariage, ni même « apologie de l’intimité, de la simplicité et de la paix du monde domestique » (selon la description erronée faite par Panofsky), la Venus d’Urbino est la peinture puissante d’un nu lascif soigneusement calfeutré qui sut redevenir par la suite « un grand fétiche érotique », « une pin-up » selon les propres termes de Daniel Arasse. C’est cette matrice visuelle du nu féminin qui ressurgira scandaleusement avec la Maya desnuda de Francisco de Goya y Lucientes mais surtout l’Olympia d’Edouard Manet quelques 325 ans plus tard !

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Du scandale dans l'art
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