La belle mauve [Titre attribué : La France américaine, Portrait] (1962) / Martial Raysse
Regardez de tous vos
yeux, regardez ce joli minois de trois quarts que l’on appelle La belle mauve : c’est un objet de
contemplation moderne.
Est-ce
que vous reconnaissez ce visage de femme ? Il s’agit certainement de
Brigitte Bardot, l’une des plus grandes actrices françaises des années 1960. En
1962 – date de la réalisation de cette œuvre – elle se trouve alors au sommet
de sa gloire, considérée à l’âge de 28 ans comme une icône vivante en France à
l’instar de Marilyn Monroe aux Etats-Unis. En tant que sex-symbol du cinéma hexagonal
et mondial, la « Vénus des Sixties » inspire naturellement les plus
grands artistes de l’époque, dont Martial Raysse.
Qui
est-il ? Né en 1936 à Golfe-Juan, il affirme très tôt sa vocation
artistique. Membre de l’école de Nice avec Yves Klein et Arman, il contribue à
la fondation du mouvement des Nouveaux-Réalistes le 27 octobre 1960.
Qu’est-ce
que le Nouveau Réalisme ? Ce groupe d’artistes s’inscrit de la fin des
années 1950 au milieu des années 1960 dans un mouvement général de
renouvellement des langages artistiques (de même, le Nouveau Roman en
littérature, la Nouvelle Vague cinématographique…) lié à l’évolution du monde
d’après-guerre. Au cœur des « Trente Glorieuses » (ainsi l’économiste
Jean Fourastié nomme-t-il la période d’expansion allant de 1945 à 1975), la
société subit de plus en plus l’hégémonie du modèle culturel américain (New
York détrône Paris comme nouveau centre artistique mondial) et l’avènement
d’une société de consommation triomphante qui transforme en profondeur le
visage de la vie quotidienne (surabondance des images, esthétique publicitaire,
prolifération de nouveaux matériaux tels que le formica, le plastique, la
bakélite, le plexiglas…) Dans un tel contexte, les Nouveaux Réalistes (parmi
les fondateurs figurent outre Raysse, Arman et Klein, Dufrêne, Villeglé, Hains,
Spoerri, Tinguely et le critique d’art Pierre Restany ; parmi les suiveurs
figureront Deschamps, César, Niki de Saint-Phalle, Rotella et Christo) qui sont
« conscients de leur singularité
collective » décident de rechercher de « nouvelles approches perceptives du réel », chaque
artiste empruntant une voie et des actions spécifiques dans cette entreprise
commune de « recyclage poétique du
réel urbain, industriel, publicitaire » (Pierre Restany). Ainsi, en
tant qu’héritiers directs de Dada (la seconde exposition des Nouveaux Réalistes
organisée à Paris en 1961 s’intitulera d’ailleurs « A 40° au-dessus de
Dada »), ils fondent leur démarche sur l’esthétique du prélèvement initiée
par Duchamp en lui attribuant non plus une dimension contestataire ou nihiliste
mais une charge poétique et sociologique. L’idée de cette « aventure-objet » (Camille Bryen) est d’intégrer des
éléments de l’univers quotidien dans leurs œuvres afin de procéder à une
appropriation détournée de ces objets.
Chez
Raysse, l’action artistique consiste plutôt à « magnifier », à « sublimer »,
à « amalgamer » : « il
s’approprie les objets représentatifs de la civilisation des années 1960 pour
les exposer dans l’hétérocléité de leurs matériaux étincelants (plastique,
plexiglas, néon, formica) et de leurs couleurs violemment heurtées, le tout
pour constituer une hygiène de la vision à travers un amalgame de formes
aseptisées. » (Isabelle de Maison Rouge). Par cet assemblage
d’objets usuels, il réalise de véritables « tableaux-objets » où il
met en scène les images et symboles véhiculés par la société consumériste des
Sixties et traduit son propre concept d’ « étalages - hygiène de la vision ».
Ce
portrait est de fait aussi bien un témoignage sociologique et historique de la
condition féminine dans les années 1960 qu’une vision poétique de la femme.
Le
titre originellement attribué par Raysse à cette œuvre était La France américaine, Portrait. Raysse
témoigne donc ici de l’américanisation de la société française, l’american way of life tendant à s’imposer
dans la culture française de l’après-guerre. Les Nouveaux Réalistes eux-mêmes
s’inscrivent dans la lignée du pop art américain, ce portrait rappelant les
sérigraphies de Warhol sur Marilyn ou la même BB. Raysse fait lui aussi l’éloge
de techniques simples et modernes : en l’espèce, il a agrandi un cliché
photographique en noir et blanc qu’il s’est contenté d’agrémenter par un objet hautement
symbolique et des touches de peinture avant de le mettre sous plexiglas. Il
nous présente ainsi une femme « coincée » dans ses vues émancipatrices,
tiraillée d’un côté par ses astreintes ménagères et de l’autre par ses aspirations
à séduire, le plumeau planté dans son œil droit offrant un contraste saisissant
mais charmant avec l’œil gauche fardé de mauve. Ses cheveux sont rehaussés d’un
jaune doré, un grain de beauté rouge vient mourir près de ses lèvres. S'agit-il d'un bisou peint de l'artiste ? En définitive
, c'est toute l’ambivalence du combat mené au début des années 1960 en faveur de
l’émancipation des femmes qui se trouve ici magnifié par Raysse. Curieusement, son
épouse se prénommait alors France. Aurait-elle quelque part inspirée cette
vision ?
En tous les cas, ce visage présente une incroyable dimension poétique. L’intention de Raysse est davantage esthétique, c’est pourquoi il déclara rétrospectivement : « J’ai voulu un monde neuf, aseptisé, pur et au niveau des techniques utilisées, de plain-pied avec le monde moderne ». Ce qu’il cherche en effet, c’est donner à voir « la beauté du quotidien, faire du consommateur un producteur d’art. Une fois qu’un être s’est intégré dans cette vision, il est très riche, pour toujours. » (Pierre Restany). En apportant sa touche artistique à une photographie de la beauté canonique d’une des étoiles du cinéma, il amalgame de façon moderne l’art et la vie, nous restituant une Brigitte Bardot plus vraie que nature. Faisant d’une simple marchandise une œuvre d’art – et non pas l’inverse comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui - il sublime le banal. Il donne tout simplement corps à l’objet en lui donnant les attributs du sujet. Telle est l’ambition de toute poésie. En même temps, il contribue grandement à démocratiser l’art contemporain parce qu’il donne à voir immédiatement au spectateur anonyme des Sixties une apparition privilégiée qu’il aurait pu avoir. Il s’éloigne du cliché sensuel mais artificiel, doux mais froid, distancié mais glacé du mannequin-type – en deux mots du mauvais goût (qu’il définit d’ailleurs comme « le rêve d’une beauté trop voulue » dans une interview donnée en 1965) - pour nous offrir une Vénus moderne mise en scène dans des couleurs pop acidulées, une femme comme on pourrait en croiser dans la rue ou dans les supermarchés à prix uniques, ces « musées d’art moderne » (Martial Raysse).
Telle est cette femme idéale, une muse transfigurée par l'artiste animé par une foi sur-réelle de donner vie à une créature d'amour, tel le sculpteur Pygmalion s'éprenant de sa Galatée, tel Frankenstein - héros ô combien romantique de Mary Shelley ! - réclamant en vain une fiancée à son géniteur !
Respirez, respirez à pleins poumons, car c’est « une proposition d’air pur . Ces artistes veulent s’approprier le monde pour vous le donner. A vous de les accueillir ou de les rejeter. » (Pierre Restany)
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