Michelangelo - Le Jugement dernier (1536-1541)
Le Jugement
dernier est à tous points de vue une œuvre emblématique de la
formidable plasticité d’un scandale artistique. Lors de son « inauguration
officielle », le 31 octobre 1541, la stupeur est le dénominateur commun
des réactions que suscite cette fresque de Michelangelo Buonarroti, dit
Michel-Ange (c.1475-1564). Chef-d’œuvre absolu pour les uns, scandaleux outrage
pour les autres, l’œuvre n’a cessé depuis lors d’inspirer des sentiments extrêmes
et imprévisibles, dévoilant le scandale là où on ne l’attend pas.
Il est aussi révélateur des
prérogatives, des traitements de faveur dont jouissent déjà les premiers grands
artistes de la Renaissance, devenus par l’étalage de prouesses artistiques
rares, quasiment indispensables aux iconographes religieux.
En 1532, Michel-Ange revient
à Rome
après un séjour de plusieurs années à Florence,
au cours duquel il avait pris parti contre le pape dans le conflit qui
l’opposait à l'empereur Charles Quint. Clément VII, qui lui a pardonné, lui demande de
peindre les deux extrémités de la chapelle
Sixtine, pour y représenter la
Chute des anges rebelles et
le Jugement dernier. Presque aussitôt, il se met à l'étude pour réaliser
ce projet démesuré. A la mort de Clément VII en 1534, alors qu’il songe à renoncer,
le nouveau pape Paul III
s'y oppose et le nomme architecte, peintre et sculpteur du Vatican.
Le Jugement dernier sera le
fruit d’un travail sans relâche, débuté à l’été 1536 et achevé cinq ans plus
tard.
La fresque s'étend sur un vaste mur
(mesurant vingt mètres de haut et dix de large) en forme de double lunette. En
haut de chaque lunette, les anges tiennent les instruments de la Passion du
Christ, la croix et la colonne où le Christ fut flagellé. Au centre, sous la
jonction des lunettes, se trouve le Christ en majesté, « le bras et la puissante main droite levée, tel un homme qui en
colère maudit les damnés et les éloigne de sa face vers le feu éternel, alors
qu’avec la main gauche étendue vers la partie droite, il semble recueillir les
bons avec douceur » (Ascanio Condivi). Autour de « l’étrange colosse » (André Malraux), « assis, le visage horrible et féroce
adressé aux damnés » (Giorgio Vasari), on voit s’agiter plusieurs
centaines d’anges, de saints, d’élus et de condamnés qui tourbillonnent nus
dans l’espace immense de la paroi principale de la chapelle Sixtine, de haut
(Le Paradis) en bas (on voit à gauche les morts ressuscitant et emmenés par des
anges vers le Christ pour être jugés et à droite, les damnés repoussés par les
anges et tirés par les démons vers l’Enfer). A ses côtés, la Vierge
Marie détourne le visage en signe de pitié.
Le thème biblique du Jugement dernier est très fréquent à
l'époque (bon nombre de murs d'entrée d’églises en sont recouverts), on pense que le
premier pape commanditaire de l’œuvre, Clément VII, voulait marquer les esprits
après le terrible sac de Rome de 1527 par les lansquenets
de Charles Quint.
La proposition de Michel-Ange, théologiquement audacieuse, se distingue
d’autant mieux en ce lieu symbolique de la papauté. En effet, il a choisi de
faire participer les spectateurs privilégiés de la chapelle à l’expérience de « l’eschaton », ce moment où,
pour reprendre la définition de Saint-Paul, le temps se contracte et commence à
finir. Selon la théologie chrétienne, c’est le temps de la deuxième venue du
Christ, une clôture du temps humain qui se caractérise par la parfaite
contemporanéité de trois phénomènes : la parousie du Christ (son être
présent), la résurrection des corps et l’opération de jugement stricto sensu séparant les élus des
damnés. Jusqu’alors, l’image étant le lieu où cette tri-contemporanéité peut le
mieux s’exprimer, les représentations de « l’eschaton »
se donnaient à voir comme des avertissements d’un futur dont il convient de
tenir compte. Avec Michel-Ange, le spectateur se projette mentalement au temps du
Dies Irae et opère un jugement
introspectif à la violente lumière du tourbillon des corps qui emprisonne son
regard.
En pleine Contre-Réforme, ce n’est
pourtant pas cette audacieuse prise de position en faveur d’un réformé jugement
de soi qui provoqua l’ire des opposants à Michel-Ange mais curieusement, la
seule question des nus visibles. Il faut dire que cette extraordinaire épopée
visionnaire, inspirée de Dante Alighieri (confer
la barque de Charon et la présence de Minos aux oreilles d’âne, deux
personnages de La Divine Comédie) et
puisée jusqu’aux sources de l’Antiquité, offre la plus surprenante accumulation
de corps nus en mouvement osée en pareil lieu saint. Alors que les échafaudages
masquaient encore l’ouvrage, Paul III Farnèse était venu inspecter l’avancée
des travaux. La scène nous est relatée par Giorgio Vasari : « Messire Biagio da Cesena, maître des
cérémonies, esprit strict, était avec le pape ; on lui demanda son
sentiment et il déclara qu’il était inconvenant d’avoir fait dans un lieu si
noble tant de figures nues qui montrent même leurs parties honteuses. Ce
n’était pas un ouvrage pour la chapelle du pape mais pour des bains publics et
des auberges. Michel-Ange en fut fâché et pour se venger il représenta aussitôt
ce personnage dès qu’il fut parti sous la figure de Minos en enfer avec un grand
serpent autour des jambes au milieu des diables. Messire Biagio eut beau
insister auprès du pape et de Michel-Ange pour que cela soit supprimé, le
détail a subsisté avec son témoignage, comme on peut le voir ! » La
fresque achevée, l’élite romaine et la société ecclésiastique, menée par le
cardinal Carafa, sont horrifiées. Au grand dam de Michel-Ange, ce cardinal devient
pape sous le nom de Paul IV en 1555 et enjoint aussitôt à l’auteur de détruire
son œuvre ou de la rendre « convenable ». Celui-ci réplique
fougueusement au nouveau pape qu’il « fasse
du monde un endroit convenable, et la peinture suivra le même chemin… »
En ces temps troublés de la
chrétienté, alors que le tribunal de l’Inquisition vient d’être rétabli et que
Paul III a ouvert les travaux du concile de Trente (1545-1563) – les deux instruments-clefs
de la Contre Réforme normalisatrice - les critiques fusent et les soutiens
manquent cruellement à Michel-Ange, y compris dans son propre camp. Le peintre
Pietro Aretino dit l’Arétin, à l’origine grand admirateur et correspondant du
maître, en vint à lui adresser une violente lettre publique dans laquelle il
dénonça le Jugement comme une œuvre
impudique et sensuelle, allant jusqu’à écrire que Michel-Ange était un
luthérien. Dès lors et malgré son prestige, les attaques se déchaînent contre
son œuvre, en grande partie parce que la plupart des quatre-cents « figures laissaient voir de façon
indécente leurs parties honteuses. » (Vasari)
Face au spectacle grandiose de cette
terrifiante mêlée charnelle, le concile de Trente ne pouvait manquer de
s’attaquer directement à l’œuvre si âprement discutée de Michel-Ange. Le
scandale qu’elle avait soulevé figure dans les 33 décrets urgents soumis au
cardinal Charles Borromée (neveu de Paul IV), afin de prohiber l’art non
autorisé dans les églises. Le 3 décembre 1563, le décret sur l’invocation, la
vénération et les reliques des saints et sur les saintes images est publié sous
le nouveau pontificat de Pie IV. Dans le sillage, le concile estime l’usage des
images justifié « parce que
l’honneur qu’on leur rend remonte aux modèles originaux qu’elles
représentent » mais affirme fermement que « toute superstition devra être absente de l’invocation des
saints » et que « les
images n’auront ni à être peintes ni à être ornées d’une beauté profane
provocante ». Le 24 janvier 1564, une commission ad’hoc oblige l’auteur du Jugement
dernier à revoir une partie de sa fresque, et à en effacer les nudités. C’est
Daniele da Volterra, l’un des proches
collaborateurs du très âgé Michel-Ange, qui se chargera à contre-cœur des
corrections « a fresco secco ».
Il voila les sexes que « l’Eglise ne saurait voir », ajouta des
draperies, repeignit mal certaines figures, et gagna à ces ravaudages
intempestifs le surnom d’Il Braghettone (le Culottier).
Michel-Ange, qui prête ses propres traits d’écorché à Saint Barthélémy, les
ignora et mourut désenchanté et amer le 18 février de la même année.
L’histoire de ce scandale ne
s’arrête pas là. Au XVIIème siècle, Clément XII
fit multiplier les camouflages pudiques ; plus tard, Grégoire XIII
qualifia l’œuvre d’ « amas
d’obscénités et faquineries» et voulut lui substituer un Paradis de Lorenzo Sabbatini. Depuis les
réserves de Vasari sur l’œuvre, nul ne s’y est montré indifférent. Au XIXème
siècle, Delacroix admire « l’œuvre
colossale » mais Stendhal, guetté par son symptôme, soutient que Michel-Ange
« accable l’imagination sous le poids
du malheur ». Les siècles sont changeants : devant le Jugement Dernier, certains en apprécient
l’audace plus que l’émotion, d’autres l’insoutenable tension plus que la
spiritualité. Cette puissante « vision
d’un univers héliocentrique » (André Chastel) qui a survécu aux
diktats du concile de Trente a dernièrement connu un nouveau scandale
retentissant. La restauration et le nettoyage de la voûte de la Sixtine et du Jugement dernier, effectués de 1980 à
1994, ont cette fois-ci provoqué le scandale de la couleur. Loin de tout
maquillage outrancier, les restaurations ont dévoilé des tons étonnants chez
celui qu'on surnommait le « terrible
souverain de l'ombre » : des roses pastel, des verts acides, des
bleus clairs. Ne faut-il pas y voir avec le regretté Pierre Cabanne « un épiderme supplémentaire à la
nudité » vers l’accomplissement
de la recherche plastique totale de ce disciple néoplatonicien ? Michel-Ange
n’était-il pas trop humain pour être honnête ?