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Du scandale dans l'art
21 octobre 2010

Rembrandt van Rijn – La Ronde de nuit / La compagnie de Frans Banning Cock (1642)

Citée en tête des plus célèbres compositions du peintre hollandais Rembrandt Harmenszoon van Rijn, habituellement désigné sous son seul prénom de Rembrandt (1606-1669), La Ronde de nuit figure également parmi ses toiles les plus audacieuses. Elle n’en reste pas moins une œuvre méconnue, injustement trahie par l’histoire qui l’a travesti à plus d’un titre.

1642, l’année de l’achèvement de la Ronde de nuit, est une véritable date charnière qui marque d’abord l’apogée de la jeune histoire des Provinces-Unies, nées en 1579 de l’Union d’Utrecht. Emancipées de la tutelle catholique de l’Espagne, les sept Provinces du Nord de confession calviniste prennent part à la guerre de Trente Ans (1618-1648) aux côtés de la France, obtenant la reconnaissance tant attendue de leur indépendance (traité de Munster de 1648). Les Provinces-Unies connaissent alors une vitalité économique, politique, artistique et culturelle sans précédente, dans une période faste que les historiens appelleront rétrospectivement « le siècle d’or néerlandais ». Alors que le libre-commerce, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Max Weber) ont apporté la prospérité à la Hollande, la nouvelle bourgeoisie qui émerge souhaite se mirer dans une infinité de miroirs, familiaux et professionnels. Organisée en associations, milices et autres confréries, cette bourgeoisie n’affectionne rient tant que les portraits cérémonieux de groupe, un genre réputé dans lequel excelle un peintre comme Frans Hals (La Compagnie de Reinier Real, 1637).

Un de ses contemporains, Rembrandt de Leyde, est en passe de lui succéder. Devenu portraitiste attitré de la bourgeoisie d’Amsterdam, il mène grand train avec sa femme Saskia dans une belle maison de Jodenbreestraat, dans le quartier juif. Poursuivant succès et bonheur, les commandes affluent et les prix montent. Il hérite ainsi de la prestigieuse commande d’une compagnie de la milice bourgeoise d’Amsterdam dirigée par le capitaine Frans Banning Cock, jeune seigneur de Pumerland et bourgmestre de la ville. Pourtant, brusquement le malheur le rattrape. 1642 est une année terrible ; les deuils se succèdent, après trois de ses fils, sa mère et sa sœur, il perd Saskia qui meurt de la tuberculose à l’âge de 30 ans. Désormais accablé par une tragique destinée, sa peinture sera profondément affectée, sa palette se noircira, ses ombres et lumières marqueront sans complaisance l’expression intense et trouble de ses personnages.

La Ronde de nuit, débutée en 1639, est le sommet artistique qui marque cette rupture. Selon Pierre Cabanne, « la rupture que marque La Ronde de nuit est celle de son œuvre entier ». Pour répondre à la commande collective des 18 membres de la compagnie, Rembrandt avait reçu la somme colossale de 1600 florins (à titre de comparaison, le salaire annuel d’un ouvrier de l’époque était de 2500 florins !). Il ne s’autorisa pas moins de représenter à sa manière ces miliciens municipaux s’en allant prendre leurs postes aux remparts de la ville. Cela donne l’éclatant spectacle mouvementé de cette balade bigarrée et désordonnée, entre ombre et lumière. Sur une surface superlative de 5 sur 3,87 mètres (à l’origine), Rembrandt multiplie les actions, les effets de matière et de lumière. Il met en scène un théâtre bruyant, une pièce qui ne cesse de se jouer devant des « spectateurs médusés que la peinture puisse, dans son inerte matière, produire tant de mouvements et de sons, inventer tant d’histoires. » (Karim Ressouni-Demigneux)

Une lumière éclaire le centre du tableau où se trouvent Frans Banning Cocq, à l’habit noir et à l’écharpe rouge, le capitaine de la compagnie tendant la main vers le spectateur, et Willem van Ruytenburch, son lieutenant, dont la pertuisane semble menacer de sortir de la toile. Seul un troisième commanditaire est identifié avec certitude, il s'agit du porte-enseigne Jan Visscher Cornelisen, qui brandit le drapeau de la compagnie. Derrière son épaule gauche, d’aucuns prétendent identifier un quatrième personnage dans le visage dont on ne voit qu'un œil, Rembrandt lui-même. Toujours en avant-plan, mais de façon plus décalée, on aperçoit une masse asymétrique d’arquebusiers, donnant l’impression d’un mouvement vers l’avant. Parmi cette foule, ressort au moyen d’un surplus de lumière une jeune fille qui, par son accoutrement, illustre les symboles militaires que Rembrandt veut développer. Elle tient un poulet mort qui est signe de défaite de l’adversaire ; de plus, les griffes du poulet représentent le blason des « kloveniers » (le « klover » désignant en néerlandais une arquebuse du XVIe siècle.)

Rembrandt ose même introduire une hiérarchie entre les membres de la compagnie, notion que la tradition représentait jusqu’ici de manière plus délicate. Les armes indiquent ainsi les grades occupés dans la milice : bâton de commandement pour le capitaine, pertuisane pour le lieutenant, hallebardes pour les sergents, piques et arquebuses pour les simples miliciens. Nombre d’entre eux apparaissent maladroits voire ridicules, incapables de manipuler les armes laissées à leur disposition, tel qu’en atteste ce coup de feu impromptu que nous voyons se perdre avec déconvenue dans l’obscurité qui recouvre l’arrière plan et dans laquelle on distingue à peine un bâtiment servant probablement de fort aux militaires. Les détails sont nombreux qui participent à l’émotion et aux mouvements incongrus des personnages précipités dans le bouillonnement interne de la scène. Le spectateur papillonne de l’un à l’autre de ces détails foisonnants, d’un chien qui aboie à cet œil qui le regarde, du fond de la toile comme du fond de la tombe, celui du peintre lui-même ?

Tout concourt ici à une composition hors normes et sans concession : Rembrandt, condamné à perdre tout ce qu’il possède, peint ici une représentation non conventionnelle de son époque, de ses bourgeois infatués, de la fragilité de l’existence, des aléas de l’histoire, à travers ce saisissant portrait baroque détaillant sans pareil les coulisses tragi-comiques de la milice bourgeoise d’Amsterdam.

Il n’y a rien de surprenant par conséquent que ce qui aurait dû être une glorieuse parade soit jugé par les notables d’Amsterdam comme la caricature d’une parodie guerrière. Parce que la prise d’armes avec son entrecroisement de lances, de fusils et de bannières, ressemblait davantage à un rassemblement hétéroclite de volontaires costumés qu’à une cérémonie martiale, les commanditaires firent rajouter leurs dix-huit noms sur un écusson mal accroché. D’ailleurs, la toile conserve l’empreinte de cet ajout ostentatoire au porche d’où s’extrait bruyamment la troupe des personnages réinventés par Rembrandt.. La toile fut pourtant exposée par ses commanditaires à l’endroit prévu, dans la grande salle du premier étage de la Maison des arquebusiers, siège de la milice d'Amsterdam, consacrant l’obsolescence des traditionnels portraits de groupe.

Le tableau hors normes de Rembrandt subit par la suite d’autres outrages du temps. Il fut amoindri par un découpage intervenu en 1715 (la toile actuelle reste une œuvre immense de 4,38 m sur 3,59 m) pour être transféré à l'hôtel de ville dont les murs étaient trop petits. Plus tard, au XIXème siècle, la saleté et l’obscurcissement des vernis firent passer la scène pour un nocturne, alors que c’est la sortie en plein jour d’un groupe d’arquebusiers sur une scène de théâtre que Rembrandt a inventée. Lors de la restauration du tableau faite en 1947, la peinture est réapparue comme les contemporains de Rembrandt avaient pu l'admirer. Cette Ronde de jour – devrait-on dire - est actuellement la pièce maîtresse du Rijksmuseum.

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