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Du scandale dans l'art
21 octobre 2010

La mort de la Vierge (1605-1606)

A l’instar de ce génie et malin dévastant tout sur son passage, l’œuvre sulfureuse de ce « truand d’église » (dixit Pierre Cabanne) est une féconde et ravageuse onde de choc. Que dire par exemple de sa dernière peinture romaine, La Mort de la Vierge, sinon qu’en atteignant là le « sommet de son populisme émotionnel » (Pierre Cabanne), il confine au plus haut degré de la foi et de la transgression ?

En 1606, le Caravage, auteur d’un ultime crime (il blesse mortellement l’un de ses adversaires au jeu de paume), doit quitter la « cité éternelle ». Dans sa fuite vers le Sud, il laisse à Rome la commande qui lui avait été faite en 1601 pour la chapelle du juriste Laerzio Cherubini à l’église Santa Maria della Scala in Trastevere. Le fruit de ces cinq dernières années est la scène sidérante de La mort de la Vierge, qui sera aussitôt écartée des autels au motif d’une œuvre irrévérencieuse et blasphématoire.

Que voit-on ici ? Que ressent-on ici ? La première impression est rouge ; d’un rouge sang éclatant, comme l’immense tenture torse accrochée hors champ dans la partie supérieure de la toile, comme la robe rouge immaculée de cette femme étendue sans vie à l’horizontale au centre de la composition. La deuxième impression est noire, car si la lumière tombe crue du zénith pour éclairer le visage de cette femme, elle sculpte d’autant d’ombres dramatiques les corps et le vide total contenus au fond de la pièce. Capté par ces couleurs mortuaires, le rouge et le noir, notre regard pénètre finalement dans l’étrange assemblée. Le point de fuite à hauteur de notre regard, les personnages de taille humaine, la bassine de cuivre comme figure de bord, tout concourt à cette illusion que nous participons, nous aussi, à la cérémonie funèbre à laquelle nous convie le Caravage.

Aussi scabreux que cela puisse paraître pour les contemporains de l’œuvre, ce n’est pas d’un cadavre d’ « une prostituée répugnante » (Giulio Mancini), ou d’ « une  femme morte gonflée » (décriée par Giovanni Bellori, autre biographe contemporain du peintre) mais bien de la mort de la Vierge Marie dont il s’agit. La position de ses mains et de sa tête, l’expression des protagonistes qui semble mêler l’étonnement à l’affliction, la douleur à la résignation, nous indiquerait que la vie vient juste de déserter son corps, ou s’apprête à le faire de façon imminente. Le tableau, malgré sa taille imposante (369 cm x 245 cm), n’offre que peu de détails : les vêtements sont simples, de couleur unie, il n'y a pas de riches étoffes brodées ou chargées de motifs, la gamme de couleurs est assez sourde et limitée ; on ne trouve pas de ciel nuageux ou lumineux en arrière-plan, pas de paysage finement travaillé (comme chez un Carrache), pas d’animal non plus en premier-plan, ou de nature morte insérée dans un coin du tableau pour offrir un écho à la signification du tableau. De fait, il n’est pas d’autre symbole pour nous aider à comprendre ce qui se passe brutalement, et qui est suffisamment évident en soi : cette Vierge charnelle se meurt, et rien ne vient distraire notre attention de sa mort.

Pourtant, il n’y a rien de plus spirituel que cette œuvre, dans laquelle le quotidien est transcendé. Pour représenter le passage de la mort comme une transition entre terrestre et divin (selon le traditionnel Transitus Beatae Mariae Virginis), le Caravage bouscule les conceptions visuelles établies et nous ramène au corps - déjà ou bientôt - sans vie de cette femme, entrée dans l’histoire pour avoir donné naissance au Christ. A première vue, il ne présente rien de magique ni de surnaturel, c’est à peine si le peintre italien suggère une très légère auréole en train de s’éteindre, seul signe divin apparaissant sur la toile. Et pourtant, le peintre italien introduit dans cette scène dépouillée une temporalité égale à celle de La Vocation de Saint Matthieu. On retrouve en effet la même lumière latérale rasante et violente qui, cette fois, vient de la gauche et se pose avec éclat sur le corps inerte de Marie, si humain qu’il en troubla Mancini et Bellori.

C’est une fois de plus grâce à un fantastique clair-obscur que le Caravage manifeste la vitalité spirituelle de la scène. Par l’ombre et la lumière, le Caravage donne chair et vie aux personnages, conférant une sensation de non-vie pour la Vierge dont la « pâleur mortelle » reçoit l’onction divine. Le peintre italien donne une intensité et un éclairage très dramatique, crépusculaire, qui sied complètement au sujet, car cette lumière descendue du ciel est en réalité le souffle de Dieu. Dans la pénombre de la pièce, la Vierge « morte » s’élève parmi les autres personnages « vivants ». Le corps de Marie semble suspendu grâce au cadrage resserré et au flot de tissu qui masque les pieds du lit de repos. Dans l’ombre, à cette lévitation répondent des attitudes moins éplorées de personnages plus verticaux, ce qui conduit naturellement le regard à s’élever jusqu’à cette tenture rouge, qui tourne et maintenant se transporte sous l’action du Créateur.

Le code des couleurs est par ailleurs parfaitement maîtrisé : les deux personnages situés immédiatement au-dessus de la Vierge portent des vêtements de couleur verte (vert émeraude pour le personnage de gauche et vert bouteille pour celui de droite), suivent le jaune de saint Jean, l’orange de Marie-Madeleine. Le vert étant la couleur complémentaire du rouge ; le jaune, son opposé ; l’orange, son combiné ; ces couleurs font ressortir avec éclat le corps de la Vierge, indubitablement le plus illuminé de la petite assemblée.

Cette lumière céleste qui éclaire, presque par réverbération, les personnages les plus proches de Marie et leurs déplorations dégage également une certaine puissance, comme si tout en évacuant en grande partie la dimension divine du sujet, le Caravage redonnait une certaine force aux hommes, même à travers un décès. Les apôtres ne sont pas clairement identifiables, s’agit-il vraiment de saint Jean, saint Paul, Marie-Madeleine ? Combien sont-ils vraiment dans la toile ? Peu importe, ce qui compte ici ce n’est pas le fait qu’ils soient les messagers du Christ mais bien les hommes qui ont choisi d’accompagner un être aimé et respecté dans ses derniers instants. Le Caravage rend toute leur humanité à des personnages traditionnellement traités comme des icônes. L’œuvre renforce l’aspect charnel des apôtres et de la Vierge, leur conférant une nouvelle dimension spirituelle.

Malgré sa belle assurance, l’outrage d’un artiste accusé d’être venu au monde pour « détruire la peinture » (selon les mots de Nicolas Poussin) est parfaitement caractérisé aux yeux de l’Eglise. « Le scandale est là, celui de la mort où la Vierge elle-même n’est plus qu’une pauvre chair naufragée » (Pierre Cabanne). Refusée et retirée par les Carmes de la petite église qui trouvaient cette grande toile indigne du lieu, La mort de la Vierge fut aussitôt remplacée par une œuvre de même sujet mais de toute autre facture peinte par Carlo Saraceni. Très peu de personnes furent autorisées à contempler le tableau, il fut mis en sûreté dans la galerie du duc de Mantoue, grâce au peintre-ambassadeur Rubens qui en organisa même une exposition publique avant de l'expédier à Rome. Il passa ensuite dans la collection du roi Charles 1er d'Angleterre puis dans celle de Louis XIV par le banquier Jabach. Cette œuvre est aujourd’hui conservée au musée du Louvre, à Paris, où elle ne cesse d’impressionner par sa monumentalité, son audace, sa maîtrise et la parfaite homogénéité entre l’interprétation naturaliste que le peintre veut donner du sujet et les moyens qu’il utilise pour y parvenir.

Poursuivant la rupture formelle qu’il avait engagée loin de toute idéalisation et de la « cosa mentale » (Leonardo da Vinci), le Caravage défendait en définitive une spiritualité plus humaine que divine. Cela déplut fortement à Bellori qui, dans ses Vies des peintres, sculpteurs et architectes modernes (1672), le comparera au sculpteur grec Demetrius, « si soucieux de la ressemblance qu’il se plut davantage à l’imitation qu’à la beauté des choses […] curieusement, sans aucun art, il paraissait se faire l’émule de l’art, en négligeant de choisir les plus belles formes du naturel. » De fait, tandis que la frontière attendue entre le profane et le sacré s’efface, une émotion vraie et puissante – physique, organique et morale - s’empare de nous pour ne plus nous quitter.

Il est troublant de retrouver quatre siècles plus tard les mêmes critiques adressées à l’égard de créateurs « naturalistes » comme le réalisateur néerlandais Paul Verhoeven. Ainsi a-t-il récemment été contraint de reporter un projet cinématographique en raison de menaces graves. Il faut dire que cette fiction - provisoirement intitulée Christ, The man - se propose de retracer, sur la base de recherches bibliographiques, le parcours du « Jésus historique », vu non pas comme le fils de Dieu mais comme un simple prédicateur dépourvu de pouvoirs surhumains, enfanté à la suite du viol de Marie par un soldat romain…

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Commentaires
A
merci pour ce beau commentaire qui a contribué à affiner l'interprétation photographique noir et blanc argentique que j'ai réalisé sur ce tableau<br /> <br /> en modulant précisément au tirage le contraste noir et blanc .
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