Saint Matthieu et l’ange, 1ère version (1602)
Grâce à l’appui décisif du cardinal Del Monte, le Caravage obtient le 23 juillet 1599, de la famille Crescenzi - exécutrice testamentaire du prélat d’origine angevine Matthieu Cointrel – une commande prestigieuse pour la chapelle votive qui lui était consacrée dans l’église Saint-Louis-des-Français à Rome. Il était question de représenter trois épisodes parmi les plus marquants de la vie de l’évangéliste Matthieu : La Vocation de Saint Matthieu, Saint Matthieu et l’ange, Le martyre de Saint Matthieu. Pour la seconde de ces toiles, le saint devait être présenté en haut d’un autel, à l’heure où il débute l’écriture de son évangile. Afin d’exprimer ce qu’est l’Evangile - à savoir « la parole de Dieu » - un ange devait figurer aux côtés du saint, guidant son inspiration.
Ecoutons
Gilles Fallot, artiste-peintre, écrivain et enseignant émigré à Rome : « L’ange traverse les tourbillons des
espaces, émerge de l’écume des cieux. Il explique quelque chose à Matthieu.
D’après la position des doigts de l’ange, les historiens supposent qu’il
souffle à Matthieu les preuves de l’existence de Dieu. Le saint n’en avait nul
besoin, il n’avait aucun désir de sembler raisonneur. D’ailleurs, les lois du
Christ n’ont rien de raisonnable. L’ange murmure que la première cause, que le
premier mouvant, c’est fort bien, mais qu’il faut aller plus loin, qu’il faut
témoigner. Et le cardinal de l’esprit se demande comment faire ? D’abord,
est-il possible de penser Dieu puisqu’il est non fini, c’est-à-dire qu’il n’a
pas d’essence ? Il n’appartient à aucune essence. Sa cause réside-t-elle
dans sa pensée qui se pense ? On peut même avancer que Dieu n’est pas
parfait : sans limite, il n’est pas complet, mais infini, il est
imperfectible. Il n’y a que les hommes qui pérorent sur la perfection. Mais, le
Caravage doutait des dogmes, de l’argument d’autorité, et il raisonnait. Il
voulait bien croire, mais pas n’importe quoi, pas n’importe comment. » Ainsi
sont résumés quelques-uns des tourments qui assaillent le Caravage au moment de
sa création.
Fidèle
à sa vision sans concession de l’art et de la vie, Merisi - jeune artiste
intransigeant à l’imagination fertile - chercha à s’approprier le plus près
possible ce qu’avait pu être un pauvre et vieux travailleur, placé tout à coup
devant la rude tâche de faire, par écrit, le récit d’événements solennels. Il
peignit par conséquent son saint Matthieu chauve, jambes nues, manches
retroussées, les pieds couverts de poussière, serrant gauchement contre lui le
lourd in-folio, fronçant les
sourcils, concentré laborieusement dans un effort qui ne lui est pas familier. Comme
le confessera l’artiste plus tard, « J'avais
carte blanche et comptais bien en profiter. Saint Matthieu a été incarné par un
mendiant aveugle qui était venu frapper à ma porte un soir pour demander
l'aumône. » Il faut ici écarter l’idée d’une charge contre l’apôtre
Matthieu pour remarquer à l’inverse l’apologie du dénuement et de la pauvreté
comme expression de la foi. Le Caravage s’inspirera en effet des nombreux
préceptes du cardinal Frédéric Borromée, un des participants au concile de
Trente. Dans son opuscule De Pictura
Sacra (1624-1625), celui-ci précisait entre autres à propos des anges, « la nudité des pieds témoigne de leur
obéissance au moindre signe de Dieu ». José Frèches, auteur d’une
biographie sur ce Peintre et assassin
vérifie brillamment cette hypothèse : « la
rébellion d’un caractère perpétuellement attiré par la transgression sera le
contrepoint d’une foi brûlante » chez ce personnage tourmenté dont la
peinture servira aussi à exprimer « la
personnalité faite de clair-obscur ». A côté du saint, l’artiste a
peint un ange dont la jeunesse semble descendre tout droit des cieux et qui
guide avec candeur la main maladroite du vieillard. L’attitude suave qu’il
adopte « auprès du vieillard qu’il semble
aider à déchiffrer un grimoire » (Pierre Cabanne) parut déplacée lorsque
le tableau fut livré à Saint-Louis-des-Français. On le comprend d’autant mieux
à la lecture des sources d’inspirations du peintre elles-mêmes relatées : « Pour l'ange, je ne voulais pas d'un
jeune éphèbe comme les aimaient les Grecs, ni d'un corps athlétique si cher à
Michel Ange. Mon choix se porta sur Gregorio, un jeune voyou de 15 ans qui
était venu se réfugier chez nous pour échapper à la police. Mario, fou de
jalousie, était parti, menaçant de le dénoncer. J'avais hâte de terminer le
tableau pour prendre Gregorio dans mes bras, et passer avec lui une folle nuit.
Il refusa: j'étais trop vieux! J'avais le double de son âge. »
Ce
tollé ne fut rien au regard de l’épouvantable scandale que provoqua la toile, on
crut même y voir un manque de respect flagrant vis-à-vis de l’évangéliste
Matthieu. Caravage rend compte en ces termes de l’accueil réservé à sa
toile : « Les critiques ont été
sévères concernant le Saint Matthieu et l'ange.
Elles portaient sur des détails. Les dimensions de la toile, les pieds sales de
Matthieu, ses jambes croisées, sa ressemblance avec Socrate... chacun évitant
d'aborder directement le cœur du problème : le désir réciproque de l'homme et
de l'adolescent, le contact des deux corps. En parler eut été le signe qu'on y
était sensible. Même le cardinal Del Monte ne me défendit pas. J'étais heureux :
mes tableaux choquaient. Mais ma toile fut refusée, à la grande joie du Préfet
du Saint Office, celui-là même qui n'avait pas eu le temps de me condamner lors
de mon second procès. »
Pourtant, la première version avait tout d’un chef d'œuvre. En dépit de son caractère troublant, il faut reconnaître que l'ange guidant avec une douce indulgence la main incertaine du saint pour écrire est l'une des figures les plus charmantes jamais peinte par l'artiste. La figure lourdaude de saint Matthieu, parée dans un capuchon ordinaire et avec les coudes et les genoux à nu, n'acquiert à l’inverse aucune dignité réelle malgré la cape dépliée sur la chaise. De ses yeux grands ouverts et de ses mains lourdes, il regarde fixement le livre épais sur son genou. Il n'est pas facile de croire qu'il peut écrire, on peut même penser qu’il est illettré. L’ange a la difficulté la plus grande à guider sa main épaisse pour écrire les lettres du mot Dieu. L'ange incline sa figure tendre, dont on voit clairement les formes au-dessous de son vêtement léger. Son visage androgyne et ses cheveux bouclés contrastent avec le crâne chauve de saint Matthieu. Contre le fond presque noir, se détache le blanc exquis des énormes ailes. Si elle a été critiquée puis rejetée par ses commanditaires, c’est donc uniquement pour son manque de bienséance marqué par de vivants contrastes. Du reste, elle trouva aussitôt acquéreur en la personne de Vincenzo Giustiniani, le banquier génois des papes qui possédait un palais situé juste en face de l’Eglise. Le tableau a ensuite été emporté à Berlin. Conservé au Kaiser-Friedrich-Museum, il a été détruit en 1945 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aucune reproduction colorée de cette huile monumentale (232 x 183 cm) n'existe pour cette raison.
Le Caravage dut recommencer son œuvre. Cette fois, il évita tout risque en s’en tenant strictement aux conventions religieuses admises quant à l’aspect d’un ange ou d’un saint. Même si le Caravage s’est efforcé de rendre ce tableau vivant et attachant, nous sentons bien que cette œuvre est moins sincère que la première. En atteste l’artiste lui-même :« J'en ai donc peint une autre. Un jour que je rentrais dans sa chambre, je vis Gregorio allongé en travers du lit, enroulé dans les draps. J'avais mon nouvel ange. J'ai tenu compte des remarques qui avaient été faites, et ma nouvelle toile fut acceptée. » Sa conclusion est péremptoire : « C'est mon plus mauvais tableau. ». Avec cette seconde version, à la résonance humaine amoindrie, le Caravage apportait pourtant un renouvellement profond et décisif à l’iconographie sacrée.