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Du scandale dans l'art
19 octobre 2009

Introduction

Que l’on songe aux dernières créations du collectif des Jeunes Artistes Britanniques (YBAs), Damian Hirst en tête, aux frasques scatologiques du belge Wim Delvoye, aux scènes d’épouvante laissées sur son passage par Maurizio Cattelan, ou bien aux gadgets de l’ineffable Jeff Koons dont certains hantent à jamais les galeries de Versailles, on ne peut qu’observer chez nombre d’artistes contemporains une recherche immodérée du scandale. Cette quête permanente de la provocation, cette course effrénée au sensationnel, cette volonté délibérée de « choquer », qui prétend presque mieux que tout autre critère caractériser les œuvres actuelles, interroge d’autant plus sur leur bien-fondé artistique. En effet, si l’on s’accorde depuis la Renaissance pour dire que « toute création suppose un scandale » (Pierre Cabanne), lié à la nécessaire conquête par l’artiste d’une autonomie émancipatrice, faut-il convenir réciproquement que tout scandale tient lieu de chef d’œuvre ? Rien n’est moins sûr à l’époque où la transgression et le sacrilège sont devenus les moyens privilégiés de se faire un nom sur la scène artistique globalisée. Là où un Balthus confessait isolément au siècle dernier, « J’ai peint la Leçon de guitare pour faire scandale, car c’était le seul moyen d’attirer l’attention. », combien se risqueraient aujourd’hui à chiffrer les œuvres purement tapageuses dispersées dans les prestigieuses salles de vente de la planète à grands coups de millions d’euros ?

Entre l’art et le scandale, la relation n’a pourtant jusqu’à présent jamais été simple, et encore moins à sens unique. Si du scandale naît une querelle bruyante, un esclandre, ce terme désigne en premier lieu le « piège », l’obstacle destiné à faire tomber dans le péché (étymologiquement, il renvoie au latin liturgique scandalum, lui-même issu du grec skandalon). C’est donc dès lors qu’il heurte et transgresse la religion, la morale, les mythes, les vérités établies, le politiquement correct, les règles académiques que l’art (du latin ars, artis signifiant « l’habileté, le savoir-faire » et du grec technè désignant « la technique » tous deux orientés vers des fins esthétiques) fait scandale et s’attire à lui tous les anathèmes. Or toute création artistique véritable, parce qu’elle contient la promesse d’un regard libre et différent sur le monde, parce qu’elle est en retour accessible à tous (pour Oscar Wilde, "beauty is in the eye of the beholder"), porte en germe la dimension peccamineuse du scandale. C’est ce dont ne cesse de confirmer la parole du Christ : « Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal, certes, qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive (Évangile selon Saint-Matthieu, 18,7) ». Soudainement, comme frappé par la sentence divine, l’artiste est tenu responsable du désordre du monde là où pourtant il ne cherche qu’à établir la vérité en dévoilant ce qui devait rester caché. Où est le scandale, sinon dans le détournement du sens que le commun donne aux choses ?

En réalité, il y a deux formes de scandale, une interne, l’autre externe. Le scandale interne renvoie aux interrogations formelles suscitées par l’œuvre en question. Il ne concerne que les procédés techniques, les changements de style, les antagonismes d’artistes au travail. Le grand public n’en a, par manque d’information ou absence d’intérêt, qu’une connaissance relative, et c’est pourquoi il ne prend que tardivement parti. En revanche, le scandale externe - qui se réfère à la charge symbolique de l’œuvre - choque et révolte directement les spectateurs et les institutions du corps social, l’Etat, l’Eglise. Ces deux types de scandale sont complémentaires et se rejoignent dans la même assertion qu’il n’existe pas de vérité en art, concurrençant du même coup la vision traditionnelle de l’art et au-delà de la société toute entière. Toute œuvre d’art, y compris une pièce de design, a la particularité d’être dans sa forme esthétique originale au service d’une vision libre et concurrente du monde, agissant sur deux champs à la fois : le champ artistique stricto sensulargo sensu dans lequel l’œuvre a été conçue puis achevée. et le champ social

Le scandale en art est donc outre un « événement artistique », un « fait social » au sens du sociologue Emile Durkheim, c’est-à-dire une « manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » Le scandale provoqué par une œuvre d’art se présente bien à chaque fois comme la matérialisation d’un conflit entre une nouvelle perception de l’art ou/et du réel d’une part et la sclérose des normes en vigueur dans le corps social d’autre part. Il s’agit selon ce schéma holiste d’une querelle qui dépasse ceux qui la portent et qui remet infine en question tout ou partie de ce qui a été construit dans une société donnée à une époque donnée. Le scandale, consubstantiel à la création esthétique, est ici le déclencheur autant que le révélateur du passage de l’ancien au moderne ; notre patrimoine culturel s’est en effet construit grâce à l’audace et à la témérité de créateurs dont les actions ont longtemps confirmé la réflexion d’Élie Faure : « le révolutionnaire d’aujourd’hui est le classique de demain. »

Cette théorie nous renseigne par conséquent sur les lignes qu’emprunte notre société au gré des scandales artistiques, qu’elles soient « dures » c’est-à-dire pleinement conservatrices, « souples » c’est-à-dire avec un certain degré de tolérance aux nouvelles propositions esthétiques sans pour autant remettre en question « les lignes dures », enfin et surtout sur ses « lignes de fuite » (Deleuze, Guattari, 1980) c’est-à-dire celles qui définissent un devenir irrémissible dans lequel « le passé a cessé d’exister » (Francis Scott Fitzgerald). Ce qui frappe alors, au-delà de la succession des révolutions et des contre-révolutions esthétiques, c’est la permanence des mêmes « Totem et Tabou » (Sigmund Freud, 1913) dans la civilisation occidentale qui coïncident avec l’évolution de l’idée que notre société se fait de l’art, renouvelant sans cesse ses tentatives pour domestiquer cette source évanescente des représentations humaines. En attestent les « autodafés » entrepris à des fins prétendument « civilisatrices » par les missionnaires européens de l’Afrique Noire à l’encontre d’idoles et statues de nudités féminines, toutes destinées à assurer la cohésion, la fertilité et la survie des populations autochtones. Chez l’ethnie Baoulé, installée entre forêt et savane à l’est de la Côte d’Ivoire, on retrouve toujours de telles sculptures en bois, qui témoignent des rapports entretenus entre ces populations et le monde surnaturel. Elles répondent précisément à deux types de dévotion : les unes figurent « l'époux spirituel » qui, pour être apaisé, exige la création d'un autel dans la case personnelle de l'individu. Un homme possédera donc son épouse et une femme son époux qu'ils emporteront dans tous leurs déplacements. Les autres figures sont sculptées pour abriter les esprits naturels. Le fait d’en retrouver une bonne partie à l’abri des vitrines du musée du quai Branly, dont la construction a été lancée en 1999 par Jacques Chirac au prétexte d’une meilleure reconnaissance des « arts premiers », témoigne pourtant de cette curieuse et scandaleuse propension chez les Occidentaux à mettre en scène, enfermer et finalement dénaturaliser les vestiges d’autres cultures.

Car, si le scandale arrive bien par l’artiste, il naît toujours de la confrontation d’une œuvre avec un lieu, une époque et un public donnés. Le public déteste être forcé, il n’aime pas être exposé au-delà des limites du représentable. Or, ce public, à l’origine censitaire, s’est considérablement élargi en l’espace de six siècles. A la fin du XVème siècle, l’Eglise qui incarnait le dogme absolu avait sans équivoque toute puissance pour censurer une œuvre qu’elle jugeait dérangeante. Au début de notre « somptueux mais tragique » XXIème siècle, le relativisme qui a succédé au « désenchantement du monde » (Max Weber) rend la situation autrement préoccupante. On assiste de facto à un renversement des valeurs au profit du capitalisme globalisé. N’est-ce pas d’ailleurs cette même capacité du public à mettre en scène la réception d’une œuvre qui séduit aujourd’hui l’économie mercantile de l’art et ses « gourous » ? De plus en plus, une critique médiatique, par trop souvent partiale, se met au service de préoccupations vénales qui tendent à faire du scandale une institution, assurant la renommée artistique à de « vrais-faux scandales », situés à mi-chemin entre l’art et le merchandising. Dans un tel contexte, comment l’art peut-il assurer sa mission milliaire ? Le scandale, qu’on cherche savamment à organiser, peut-il encore être esthétique ?

Le scandale serait devenu de moins en moins imprévisible, lui qui traditionnellement « relève de l’inattendu, de l’accidentel, de l’inopiné, n’est pas préparé d’avance ou mis en fiches » comme le souligne malicieusement Pierre Cabanne. Tel fut d’ailleurs le cas lors de l’accueil réservé à la première représentation antique connue de la nudité féminine intégrale, une statue dont la beauté froide laisserait probablement de marbre aujourd’hui. L’Aphrodite de Cnide, œuvre du sculpteur athénien Praxitèle (IVème siècle avant Jésus-Christ), offrait alors une sensualité si troublante qu’elle effaroucha les timides citoyens de Cos, à tel point qu’ils refusèrent la commande, laquelle fut acceptée à sa juste valeur par les habitants de Cnide, en Asie Mineure, qui lui consacrèrent même un temple-écrin afin que l’on puisse l’admirer sous tous ses angles. En réalité, le scandale s’invite bel et bien à l’improviste.

Comment ne pas céder une fois de plus à l’étonnement ? Comment ne pas être saisi, en effet, face à l’extrême variété des scandales qui ont jalonné l’histoire de l’art occidental, et qui prouvent qu’il existe autant de types de scandales que d’œuvres scandaleuses ? Aucun domaine ni sujet n’aura été épargné depuis le XVème siècle : qu’ils touchent à la religion, à la politique, aux bonnes mœurs, à la science, au sexe ou à l’esthétique, ces créations humaines font de l’art une ravageuse onde de choc. Force est d’ailleurs de constater la scandaleuse immortalité de certaines de ces œuvres qui surent habilement mêler scandale de forme et scandale de fond. Le meilleur exemple en est donné par la fresque biblique du Jugement Dernier achevée par Michel-Ange au XVème siècle et qui, depuis lors, n’a cessé de tourmenter bien des consciences, y compris lors de sa dernière restauration. Rien n’étonne davantage que la longévité licencieuse de certaines images et représentations, de ces « fleurs maladives » (oxymore de Charles Baudelaire) pour lesquelles l’interdit a façonné le fantasme et autorisé de nouvelles représentations polémiques. La Joconde de Léonard de Vinci, la Venus d’UrbinoLe Repas chez Lévi de Véronèse exposé all’Accademia de Venise et nous comprenons mal les raisons qui obligèrent l’artiste, sous la pression de l’Inquisition, à changer le titre initial de son tableau, La Dernière Cène. Il faudrait s’étonner à l’inverse de ces œuvres bien sages ayant connu malgré elles dans leur postérité les affres du scandale. Quid de la fresque de l’Enfer, réalisée entre 1408 et 1415 par Giovanni da Modena à la chapelle Bolognini de San Petronio à Bologne, et dans laquelle figure parmi les damnés le Prophète Mahomet ? Son auteur ne pouvait se douter qu’il provoquerait, plusieurs siècles après sa mort, un scandale retentissant qui n’a éclaté qu’avec la montée de l’islamisme dès la fin des années 1960. Il a fallu depuis placer en permanence plusieurs policiers devant cette chapelle blasphématoire pour la protéger d’éventuels attentats en raison des tensions religieuses qu’elle suscite. De même, l’une des peintures de la série « American Interior » réalisée en 1968 par l’artiste islandais Err du Titien, comme on le verra, sont deux poncifs majeurs dans l’histoire occidentale des scandales artistiques. Que dire de la dissipation de toute trace polémique dans des œuvres jugées irrecevables en leur temps et dont la subversion n’a plus cours aujourd’hui ? En effet, rien ne nous choque plus dans ó, dans laquelle on voit un musulman enturbanné glisser une bombe dans une salle de bains américaine s’est avérée prémonitoire des attentats du 11 Septembre 2009. Enfin, comment ne pas s’étonner face à la sélection arbitraire de ces mêmes œuvres, les oublis discutables et les relectures scandaleuses faits rétrospectivement par l’historiographie ? Hormis Jacques Thuillier, le savant exégète de Nicolas Poussin, rares sont ceux et celles qui s’aventureraient à le qualifier « un des peintres les plus érotiques de toute la peinture française ». Pourtant, dans nombre de ses derniers « tableaux de chevalet » destinés au secret des cabinets de riches amateurs, le chantre du classicisme, un homme austère d’apparence comme de mœurs, célébrait librement l’amour et la beauté physique !

Ce fourmillement d’étonnements qui est le propre de l’histoire de l’art nous impose une relecture vivante à l’aulne des ruptures, censures et chefs d’œuvre qui l’ont perpétré, car l’ordre en matière artistique évolue au rythme mouvementé des révolutions esthétiques qui se sont toujours imposées, au terme de luttes et de conflits, avant d’être finalement acceptées par le public et de contribuer à un nouvel ordre. L’histoire de l’art est bien cette succession chaotique de passages en force dans lesquels le scandale joue un rôle de premier plan. « Dégager cette longue chaîne d’actions et de réactions, d’assimilations et de rejets, c’est faire proprement de l’histoire de l’art » prévient Alain Mérot dans son Introduction à L’Histoire de l’Art de l’An Mil à l’An 2000 qui ajoute plus loin « Le seul moyen de venir à bout d’une entreprise aussi risquée consiste en un choix très serré d’exemples éclairants, dont l’enchaînement est lui aussi significatif. » Fidèles à cette démarche historique essentiellement chronologique, nous nous consacrerons après cette séance introductive à l’étude contextualisée d’une sélection riche de soixante œuvres scandaleuses majeures de l’histoire de l’art occidental de la Renaissance à nos jours. A travers la découverte et l’investigation de ces créations originales issues de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, des arts décoratifs et des arts graphiques, il s’agira pour nous de remonter le temps, parcourir le monde, traverser les disciplines, les modes et les mouvements artistiques pour établir un véritable dialogue et une vivante correspondance entre ces chefs d’œuvre, au goût désormais familier de scandale.  

 

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