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Du scandale dans l'art
20 octobre 2009

Masaccio - Adam et Eve chassés du paradis (1424-1428)

C’est l’histoire d’une rupture cinglante, qui se fit l’écho de plusieurs autres ruptures.

La première tient dans la commande de l’œuvre : en 1424, le couple Brancacci – de riches commerçants florentins – commandent au peintre Masolino da Panicale (1383-1440) – peintre d’églises alors fort répandu – les fresques d’une chapelle à leur nom à Santa Maria del Carmine, sur la rive gauche de l’Arno. Il s’agit donc d’une commande exercée par un mécène privé, qui témoigne de l’autonomisation nouvelle de l’art et de l’artiste face au pouvoir spirituel. Felice Brancacci, commanditaire de l’œuvre, n’aurait en aucun cas pu prétendre exercer la même censure que la puissante institution religieuse. Il était d’ailleurs en disgrâce lors du retour des Médicis à Florence, ce qui ne lui permit guère d’apprécier sa commande, achevée seulement à la fin du XVème siècle par Filippino Lippi.

La seconde est une rupture entre un élève et son maître. En effet, pour exécuter cette commande, le peintre Masolino s’est entouré d’un collaborateur extrêmement précoce et réactif, Tommaso di Giovanni Cassai dit Masaccio (1401-1428). La décision de Masolino surprend car ce jeune peintre, de vingt ans son cadet, s’est déjà bâti une réputation sulfureuse à Florence où ses conceptions picturales humanistes dérangent. Sa distraction et sa fantaisie lui ont d’ailleurs valu ce surnom péjoratif, qui signifie littéralement « idiot ». En effet, renonçant aux riches décorations du gothique tardif, il applique les nouvelles règles de la perspective héritées de Giotto dans des compositions sobres et dépouillées, réduites à l’essentiel, et pour cette même raison pleine d’une force communicative grave et réaliste. En réalité, tout semble l’opposer à l’univers sensible et au modelé classique et délicat de son aîné. Les deux amis se relaient dans l’exécution des divers épisodes de la vie de Saint-Pierre quand Masolino part pour la Hongrie à la suite du cardinal Branda Castiglione en septembre 1425, laissant Masaccio poursuivre seul l’œuvre qu’ils avaient débutée. Inévitablement, Masaccio va complètement en modifier la technique (scandale interne) et l’esprit (scandale externe). Par conséquent, cette rupture sera regardée à Florence comme un véritable scandale, le premier dans le style d’église par la nouveauté de sa conception esthétique. A la fluidité narrative et au modelé digne et lumineux du maître s’oppose la représentation d’une dramatique solennité statutaire chez l’élève. Les différences de dimension (héritées de la conception hiérarchique médiévale) sont supprimées, les anciens symboles sont remplacés par des éléments du monde réel. C’est dans le registre inférieur que cette rupture est la plus marquée : là précisément où trône la scène d’une troisième et dernière rupture.

Il s’agit du couple des « progéniteurs » - Adam et Eve - peints symétriquement de part et d’autre de l’entrée de la chapelle. A droite, Masolino représente la scène du pêché originel. A gauche, Masaccio peint le moment d’après (avoir goûté le fruit défendu), ce moment fondateur de la civilisation humaine lorsqu’Adam et Eve sont contraints à abandonner l’Eden, chassés des portes du paradis par un ange implacable armé d’une épée et indiquant d’un doigt ferme l’exil irrémissible auquel ils sont désormais condamnés. La monumentalité et le réalisme plastique des personnages sont saisissants. Fixés sur une terre aride, leurs pieds sont épais et leur désespoir inconsolable. Face à leurs corps nus qui apparaissent soudainement honteux, ces êtres charnels éplorés par la douleur nous sont renvoyés de plain-pied. En regard, la fresque de Masolino représentant la tentation « fait preuve d'un manque évident de finesse psychologique » (Ornella Casazza). Le spectateur est littéralement abasourdi, il peut sentir ce couple plus vrai que nature « sauter de la rue dans le cadre » (Kenneth Clark). On a l’impression qu’ils pourraient se détacher de la fresque pour venir jusqu’à nous, à moins que cela ne soit l’inverse. C’est que cette scène sacrée, réinterprétée avec la plus grande humanité et donc la plus grande révolte, qui exprime sans renier les dogmes religieux un nouvel idéal de l’homme, constitue une vraie révolution esthétique et spirituelle, une première fissure de taille dans l’édifice du pouvoir religieux, désormais temporel. De même qu’Adam et Eve chassés du paradis, qui devront imiter le Créateur et transformer la matière inerte d’un monde désert et hostile en un jardin, passer des pleurs à l’action, racheter l’humanité par les ressources de l’esprit, de la main et du cœur, l’artiste renaissant qu’incarne Masaccio (qui mourra en 1428 à seulement 27 ans dans des circonstances troublantes) revit la même tragédie qui crée en même temps une grande et scandaleuse opportunité pour l’art, et pour l’homme. « Le monde s'ouvre à l'action des hommes » conclut Daniel Arasse.

Pour l’anecdote, la nudité d'Adam et Ève a par la suite été habillée de feuilles, vraisemblablement en 1674 sous le règne du bigot Cosme III de Médicis. La restauration réalisée en 1980 a permis de revenir depuis aux fraîches couleurs de l’état originel et non censuré.

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Commentaires
F
Votre article mentionne le commanditaire du camouflage des nudités... mais j'ai oublié le nom de ce peintre qui a sévi au XVII° il me semble?<br /> <br /> Merci si vous avez la réponse ou un lien de piste!<br /> <br /> sincèrement<br /> <br /> JLF
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