Léonard de Vinci – La Joconde (1503-1506)
Parlons à présent de La Joconde, l’un des
portraits les plus célèbres au monde, au point de ne pas, ou à tout le moins de
ne plus être regardé. Mona Lisa - c’est le nom de la jeune femme représentée en
buste par Léonard de Vinci (1452-1519) - a été
sélectionnée pour illustrer le scandale dans l’art car elle s’est muée au fil
des siècles en une œuvre culte, un objet d’adoration et de sacralisation jamais
encore égalé. Depuis la description élogieuse qu’en donne Giorgio
Vasari dans les Vite jusqu’aux
reproductions iconoclastes les plus récentes (Duchamp, Warhol, Banksy), elle cristallise
les fantasmes masculins et féminins les plus refoulés, et par conséquent les
plus scandaleux.
Exposée au musée du
Louvre à Paris,
c’est
avant tout une prouesse ludique, une œuvre savante issue d’un des esprits les
plus ingénieux de la Renaissance, celui de Leonardo da Vinci. Il faut dire que
le génie florentin ne s’est jamais séparé de ce portrait de son vivant. Commencé
à Florence en 1502, continué pendant son second séjour milanais, emporté en
France par le peintre et constamment retouché, ce portrait rassemble au final
l’ensemble des recherches, des tensions et des émotions des dernières années de
sa vie.
Techniquement,
il s’agit d’une huile sur panneau de bois de peuplier au format de 77 x 53 cm (respectueuses
du « nombre d’or », ce sont les dimensions classiques du
portrait) mais aux procédés stylistiques
foncièrement originaux. Ce sont le fruit des recherches de Leonardo qui réussit
à donner vie à ce portrait grâce aux procédés savants du « sfumato » à l’arrière-plan, signe du temps qui passe,
et du « contrapposto » au
plan central, qui donne un rendu de mouvement et d’accélération, qui viennent
s’ajouter à l’utilisation rigoureuse et réaliste de la perspective. Leonardo da
Vinci a apprêté le bois de bleu pour le ciel, de terre d’ombre pour le visage
et de rouge pour le bas de la composition (afin de créer un dégradé) avant de
recourir à des touches moyennes en base, quitte à les accentuer ou diminuer par
la suite, enfin l’adoption de laques fines garantit la transparence des
surfaces contribuant au final au troublant réalisme du portrait.
Deux
champs sont superposés : au premier plan, le buste imposant du modèle se
dresse tel un serpent zigzaguant (c’est l’application parfaite du « contrapposto » inventé par
Leonardo) ; au second plan, un paysage montagneux vide et vaporeux
s’échappe dans une atmosphère brumeuse artificielle (c’est l’application
parfaite du « sfumato »,
lui aussi inventé par Leonardo).
C’est
la simultanéité de ces deux plans qui enclenche un jeu pervers dans l’œil
troublé du spectateur : parce que le fond est éthéré, la figure de
Mona Lisa se détache d’autant plus nettement de la composition pour nous
accaparer mais parce que son regard est fuyant et que son sourire enjoué est ambigu,
nos yeux s’enfoncent tôt ou tard dans le fond de la composition qui l’entoure,
un fond sans fond qui s’agrandit à mesure que l’on s’y approche jusqu’à ce
qu’on se trouve « happé » tout entier par la toile, nez à nez avec
Mona Lisa ! Tout se passe comme si l’on basculait irrémédiablement de
l’autre côté du tableau, dans l’univers inconnu d’une femme qui ne l’est pas
moins pour nous, sautant dans les
étendues vides ou plutôt dans les bras pleins de cette femme là.
Tout
dans le paysage peint évoque la langueur du corps de Mona Lisa, ainsi les
lacets des chemins sont-ils les flux qui s’agitent sous sa chair, le pont (symbole
du temps qui passe d’après Daniel Arasse) est ajouré par la conjonction de ses
mains qui relient ses pensées à ses gestes, les collines soulignent sa poitrine
et le ciel encombré mais fuyant signe son regard sibyllin.
Comment
alors ne pas être saisi pêle-mêle par l’étonnement, le charme, l’agacement, le
mystère, le transfert permanents au milieu de cette scène magistralement
jouée ?
Ce
qui fait toute la force de ce visage, c’est qu’il a finalement pour seule
caractéristique d’être anti-anecdotique et quelque part au-delà du contemporain
se projetant sans complexe dans toutes les directions à chaque moment donné.
Mise à part la tenue vestimentaire qu’elle porte, Mona Lisa semble résister à
tout examen, restant à la fin de l’entretien particulier qu’elle nous accorde
totalement muette et indiscernable. Elle ne nous regarde pas et pourtant elle
semble nous voir bien mieux que nous ne la voyons nous même en la fixant dans
le blanc de ses deux yeux. Bien plus encore, elle nous dévisage en échappant
invinciblement à notre emprise visuelle, c’est nous qui nous trouvons
littéralement happés par elle. Ses yeux restent bien sûr indéterminés à leurs
extrémités comme les commissures de ses lèvres, ce qui rend vain toute
tentative de pénétration. En tout état de cause, on doit fatalement s’incliner
face à la souveraineté impénétrable de cette femme. Enfermée dans une toile,
elle est pourtant bien vivante, là, réelle, présente ; c’est l’origine et
la fin incontournable mais insaisissable : c’est toute une
femme !
L’identité de
Mona Lisa reste pourtant toujours sous caution, malgré l'hypothèse
communément admise depuis Giorgio Vasari, selon laquelle le modèle fut
Lisa del Giocondo, née Lisa Maria Gherardini, une jeune toscane issue d’un
milieu modeste qui épousa à 16 ans le fils d'un marchand de soie, Francesco del
Giocondo. Celui-ci aurait par la suite commandé un portrait de son épouse à
Léonard. Le nom du tableau viendrait ainsi de « Madonna » (Madame),
abrégée en « Mona », et Lisa, premier prénom du modèle. Vasari
commentera sa posture « enjouée », laissant à la postérité le terme
de « Gioconda ». Toujours est-il que certains font l'hypothèse d’un
autoportrait travesti, comme l'attesterait la superposition des calques des
autoportraits présents dans les carnets de croquis du peintre et celle de
« Monna Lisa ». La dernière conjecture est basée sur une autre analogie :
le visage de Monna Lisa serait superposable à celui de Catherine
Sforza, princesse de Forlì
peinte au XVème siècle par Lorenzo di Credi. Selon d'autres éminents
spécialistes de l'histoire de l'art, le sujet du tableau serait la propre mère
de Léonard, d'après ses souvenirs de jeunesse. En tous les cas, force est d’observer
que de la subtile intériorité de ce portrait naît un panthéisme à prétention
universelle, dans lequel chacun peut y reconnaître ses préoccupations diverses.
C’est pourquoi le portrait de cette
jeune femme fut au fil des siècles l’objet de toutes les convoitises. Acheté
et installé à Fontainebleau par François 1er, le panneau quitte
le château pour le Louvre alors résidence royale, et est ensuite accroché au château de Versailles. Louis XIV en fait alors l'un des tableaux les
plus en vue, et l’expose dans le Cabinet du Roi jusqu'en 1650. Il regagne le
Louvre devenu musée en 1798, mais est à nouveau déplacé sur ordre du premier
consul Napoléon Bonaparte qui le fait accrocher au palais des Tuileries en 1800 dans les appartements
de Joséphine, puis le rend au Louvre
en 1804.
Les romantiques – jusqu’à Camille Corot (La
Jeune fille à la perle) - célébrèrent cette image cosmique. N’aurait-elle
pas justement inspiré Le Cri de
Munch quelques décennies plus tard ? Au début du XXème siècle,
Fernand Léger
(La Joconde aux clefs) et les surréalistes,
détournèrent le tableau de Léonard de Vinci pour protester contre « l'art
établi ». Mona Lisa se vit affublée d'une moustache par Salvador Dali,
et par Marcel Duchamp sous le titre rafraîchissant de L.H.O.O.Q..
L’art contemporain, du pape du
« pop-art » Andy Warhol à l’artiste graffiti Banksy, se sont à leur
tour emparés du symbole.
Néanmoins, la
Joconde doit aussi et surtout son attention immodérée à son vol spectaculaire commis
au début du siècle, à la date exacte du 21 août 1911 par le vitrier italien
Vincenzo Perugia, au motif de restituer ce chef d’œuvre à l’Italie. A travers
cet exemple, certains psychanalystes à l’instar de Darian Leader se demandent
même si, dans l’Art, nous ne chercherions pas quelque chose que nous avons
perdu. Le dernier « acte manqué » a eu lieu le 2 août 2009.
Une touriste russe – ayant à tout le moins perdu son sang-froid - a lancé une tasse
de thé vide sur l’icône, heureusement protégée par une vitre blindée. Bruno Mathon, critique d'art, affirme que la
Joconde « regarde quelque chose en
vous, mais qui est derrière vous, dans votre passé. Elle regarde l'enfant que
vous avez été, comme une mère regarde son enfant. » Et si finalement
le spectateur, en voulant pénétrer le secret de ce
visage, ne se révélait-il pas lui-même à ce
visage, celui de tous les scandales !?