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Du scandale dans l'art
13 janvier 2010

Léonard de Vinci – La Joconde (1503-1506)

Parlons à présent de La Joconde, l’un des portraits les plus célèbres au monde, au point de ne pas, ou à tout le moins de ne plus être regardé. Mona Lisa - c’est le nom de la jeune femme représentée en buste par Léonard de Vinci (1452-1519) - a été sélectionnée pour illustrer le scandale dans l’art car elle s’est muée au fil des siècles en une œuvre culte, un objet d’adoration et de sacralisation jamais encore égalé. Depuis la description élogieuse qu’en donne Giorgio Vasari dans les Vite jusqu’aux reproductions iconoclastes les plus récentes (Duchamp, Warhol, Banksy), elle cristallise les fantasmes masculins et féminins les plus refoulés, et par conséquent les plus scandaleux.

Exposée au musée du Louvre à Paris, c’est avant tout une prouesse ludique, une œuvre savante issue d’un des esprits les plus ingénieux de la Renaissance, celui de Leonardo da Vinci. Il faut dire que le génie florentin ne s’est jamais séparé de ce portrait de son vivant. Commencé à Florence en 1502, continué pendant son second séjour milanais, emporté en France par le peintre et constamment retouché, ce portrait rassemble au final l’ensemble des recherches, des tensions et des émotions des dernières années de sa vie.

Techniquement, il s’agit d’une huile sur panneau de bois de peuplier au format de 77 x 53 cm (respectueuses du « nombre d’or », ce sont les dimensions classiques du portrait) mais aux procédés stylistiques foncièrement originaux. Ce sont le fruit des recherches de Leonardo qui réussit à donner vie à ce portrait grâce aux procédés savants du « sfumato » à l’arrière-plan, signe du temps qui passe, et du « contrapposto » au plan central, qui donne un rendu de mouvement et d’accélération, qui viennent s’ajouter à l’utilisation rigoureuse et réaliste de la perspective. Leonardo da Vinci a apprêté le bois de bleu pour le ciel, de terre d’ombre pour le visage et de rouge pour le bas de la composition (afin de créer un dégradé) avant de recourir à des touches moyennes en base, quitte à les accentuer ou diminuer par la suite, enfin l’adoption de laques fines garantit la transparence des surfaces contribuant au final au troublant réalisme du portrait.

Deux champs sont superposés : au premier plan, le buste imposant du modèle se dresse tel un serpent zigzaguant (c’est l’application parfaite du « contrapposto » inventé par Leonardo) ; au second plan, un paysage montagneux vide et vaporeux s’échappe dans une atmosphère brumeuse artificielle (c’est l’application parfaite du « sfumato », lui aussi inventé par Leonardo).

C’est la simultanéité de ces deux plans qui enclenche un jeu pervers dans l’œil troublé du spectateur : parce que le fond est éthéré, la figure de Mona Lisa se détache d’autant plus nettement de la composition pour nous accaparer mais parce que son regard est fuyant et que son sourire enjoué est ambigu, nos yeux s’enfoncent tôt ou tard dans le fond de la composition qui l’entoure, un fond sans fond qui s’agrandit à mesure que l’on s’y approche jusqu’à ce qu’on se trouve « happé » tout entier par la toile, nez à nez avec Mona Lisa ! Tout se passe comme si l’on basculait irrémédiablement de l’autre côté du tableau, dans l’univers inconnu d’une femme qui ne l’est pas moins pour nous, sautant dans les étendues vides ou plutôt dans les bras pleins de cette femme là. 

Tout dans le paysage peint évoque la langueur du corps de Mona Lisa, ainsi les lacets des chemins sont-ils les flux qui s’agitent sous sa chair, le pont (symbole du temps qui passe d’après Daniel Arasse) est ajouré par la conjonction de ses mains qui relient ses pensées à ses gestes, les collines soulignent sa poitrine et le ciel encombré mais fuyant signe son regard sibyllin.

Comment alors ne pas être saisi pêle-mêle par l’étonnement, le charme, l’agacement, le mystère, le transfert permanents au milieu de cette scène magistralement jouée ?

Ce qui fait toute la force de ce visage, c’est qu’il a finalement pour seule caractéristique d’être anti-anecdotique et quelque part au-delà du contemporain se projetant sans complexe dans toutes les directions à chaque moment donné. Mise à part la tenue vestimentaire qu’elle porte, Mona Lisa semble résister à tout examen, restant à la fin de l’entretien particulier qu’elle nous accorde totalement muette et indiscernable. Elle ne nous regarde pas et pourtant elle semble nous voir bien mieux que nous ne la voyons nous même en la fixant dans le blanc de ses deux yeux. Bien plus encore, elle nous dévisage en échappant invinciblement à notre emprise visuelle, c’est nous qui nous trouvons littéralement happés par elle. Ses yeux restent bien sûr indéterminés à leurs extrémités comme les commissures de ses lèvres, ce qui rend vain toute tentative de pénétration. En tout état de cause, on doit fatalement s’incliner face à la souveraineté impénétrable de cette femme. Enfermée dans une toile, elle est pourtant bien vivante, là, réelle, présente ; c’est l’origine et la fin incontournable mais insaisissable : c’est toute une femme ! 

L’identité de Mona Lisa reste pourtant toujours sous caution, malgré l'hypothèse communément admise depuis Giorgio Vasari, selon laquelle le modèle fut Lisa del Giocondo, née Lisa Maria Gherardini, une jeune toscane issue d’un milieu modeste qui épousa à 16 ans le fils d'un marchand de soie, Francesco del Giocondo. Celui-ci aurait par la suite commandé un portrait de son épouse à Léonard. Le nom du tableau viendrait ainsi de « Madonna » (Madame), abrégée en « Mona », et Lisa, premier prénom du modèle. Vasari commentera sa posture « enjouée », laissant à la postérité le terme de « Gioconda ». Toujours est-il que certains font l'hypothèse d’un autoportrait travesti, comme l'attesterait la superposition des calques des autoportraits présents dans les carnets de croquis du peintre et celle de « Monna Lisa ». La dernière conjecture est basée sur une autre analogie : le visage de Monna Lisa serait superposable à celui de Catherine Sforza, princesse de Forlì peinte au XVème siècle par Lorenzo di Credi. Selon d'autres éminents spécialistes de l'histoire de l'art, le sujet du tableau serait la propre mère de Léonard, d'après ses souvenirs de jeunesse. En tous les cas, force est d’observer que de la subtile intériorité de ce portrait naît un panthéisme à prétention universelle, dans lequel chacun peut y reconnaître ses préoccupations diverses.

C’est pourquoi le portrait de cette jeune femme fut au fil des siècles l’objet de toutes les convoitises. Acheté et installé à Fontainebleau par François 1er, le panneau quitte le château pour le Louvre alors résidence royale, et est ensuite accroché au château de Versailles. Louis XIV en fait alors l'un des tableaux les plus en vue, et l’expose dans le Cabinet du Roi jusqu'en 1650. Il regagne le Louvre devenu musée en 1798, mais est à nouveau déplacé sur ordre du premier consul Napoléon Bonaparte qui le fait accrocher au palais des Tuileries en 1800 dans les appartements de Joséphine, puis le rend au Louvre en 1804. Les romantiques – jusqu’à Camille Corot (La Jeune fille à la perle) - célébrèrent cette image cosmique. N’aurait-elle pas justement inspiré Le Cri de Munch quelques décennies plus tard ? Au début du XXème siècle, Fernand Léger (La Joconde aux clefs) et les surréalistes, détournèrent le tableau de Léonard de Vinci pour protester contre « l'art établi ». Mona Lisa se vit affublée d'une moustache par Salvador Dali, et par Marcel Duchamp sous le titre rafraîchissant de L.H.O.O.Q.. L’art contemporain, du pape du « pop-art » Andy Warhol à l’artiste graffiti Banksy, se sont à leur tour emparés du symbole.

Néanmoins, la Joconde doit aussi et surtout son attention immodérée à son vol spectaculaire commis au début du siècle, à la date exacte du 21 août 1911 par le vitrier italien Vincenzo Perugia, au motif de restituer ce chef d’œuvre à l’Italie. A travers cet exemple, certains psychanalystes à l’instar de Darian Leader se demandent même si, dans l’Art, nous ne chercherions pas quelque chose que nous avons perdu. Le dernier « acte manqué » a eu lieu le 2 août 2009. Une touriste russe – ayant à tout le moins perdu son sang-froid - a lancé une tasse de thé vide sur l’icône, heureusement protégée par une vitre blindée. Bruno Mathon, critique d'art, affirme que la Joconde « regarde quelque chose en vous, mais qui est derrière vous, dans votre passé. Elle regarde l'enfant que vous avez été, comme une mère regarde son enfant. » Et si finalement le spectateur, en voulant pénétrer le secret de ce visage, ne se révélait-il pas lui-même à ce visage, celui de tous les scandales !?

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