Hans Holbein le Jeune – Le Christ au Tombeau (1521)
La transgression incrédule d'une oeuvre puissamment métaphysique
Vous connaissez peut-être Holbein le
Jeune sans le savoir : il est l’auteur des Ambassadeurs les plus célèbres de l’histoire de la
peinture. L’artiste est l’une des plus grandes figures de la peinture
allemande. Ingres a déclaré à son égard « Les
portraits de Holbein sont au dessus de tous, il n’y a que ceux de Raphaël qui
les surpasse ».
Parmi les œuvres de l’artiste, celle
ayant suscité les réactions les plus vives et les plus violentes est très
certainement Le Christ mort, réalisé
en 1521. Il s’agit d’une huile sur panneau de trente centimètres de hauteur
pour deux mètres de largeur, soient les dimensions exactes d’un cercueil
véritable ! Hans Holbein le Jeune (1497-1543) représente ici Jésus Christ
gisant sur la pierre de son tombeau, peint en trompe-l’œil. Le réalisme est d’une rare violence : Jésus apparaît sous
les traits d’un cadavre maigre, verdâtre, ses yeux sont révulsés et sa bouche
est ouverte, comme si personne n’avait pris la peine de les lui fermer. Sa main
droite, comme tendue vers le spectateur (le tableau, conservé au musée d’art Öffentliche Kunstammlung de Bâle, est
accroché à hauteur d’yeux) est squelettique, effroyable. Outre l’inscription
latine placée au dessus du tombeau - « Jésus
de Nazareth, roi des Juifs » - on ne reconnaît le Christ dans ce corps
en état de putréfaction qu’aux fameux stigmates et aux séquelles laissées par
les supplices. Certaines informations, jusqu’ici non confirmées, prétendent
qu’Holbein aurait peint ce corps en prenant modèle sur celui d’un noyé repêché
dans le Rhin.
Le réalisme du tableau a beaucoup
choqué. Laissons donc le soin de commenter le scandaleux et terrifiant
spectacle qui s’offre maintenant à nos yeux à d’illustres observateurs passés.
L’écrivain russe Dostoievski
fut, paraît-il au bord de la crise d’épilepsie à sa découverte. Dans son
roman L’idiot, Dostoievski fait dire
à son personnage Mychkine : « Mais,
ce tableau, il serait capable de vous faire perdre la foi ».
Saint-Marc Girardin écrit en 1835
dans ses Notices politiques et
littéraires sur l’Allemagne : « C’est un corps nu, couché sur la
pierre, raide, affaissé, la peau verte plutôt que pâle. Cette peinture est
impie à force d’être vraie ; car c’est un cadavre qu’Holbein a peint, ce
n’est pas le corps d’un Dieu enseveli. La mort est trop empreinte sur ce corps
pour que la vie y puisse jamais rentrer ; et si c’est là le Christ, Holbein
ne croyait pas à la Résurrection ».
Plusieurs siècles après sa naissance,
l’œuvre suscite toujours de vives réactions de rejet. En 1948, André Suarès,
écrivain français, rédige dans son ouvrage Pages
le commentaire suivant : « Le
Christ mort est une œuvre terrible. C’est le cadavre en sa froide horreur, et
rien de plus. Il est seul. Ni amis, ni parents, ni disciples. Il est seul
abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui, qui l’assiège et le
goûte, invisible. Il
est des Crucifiés lamentables, hideux et repoussants. Celui de Grunwaldt, à
Colmar, pourrit sur la croix; mais il est droit, couché haut sur l'espace qu'il
sépare d'un signe sublime, ce signe qui évoque à lui seul l'amour et la pitié
du genre humain. Et il n'est pas dans l'abandon : à ses pieds, on le pleure; on
croit en lui. Son horreur même n'est pas sensible pour tant d'amour qui la
veille. Sa putréfaction n'est pas sentie. On adore son supplice, on vénère ses
souffrances. On ne lamente pas sa déchéance et sa décomposition. Le Christ d'Holbein
est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend
l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. Il ne pourrait pas se
dresser. Il ne saurait même pas lever la main ni la tête : la paroi le
rejetterait. Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. C'est un
supplicié, et rien de plus, vous dis-je. Il n'est pas seulement soumis à la loi
de la nature, comme tous : Il n'est livré qu'à elle. Et s'il y a eu une âme
dans ce corps, la mort l'insulte. [...]
Certes Holbein tient pour Luther plus que pour Rome. Mais en secret il est
contre toute église. [...] Holbein me donne à croire qu’il est un athée
accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n’y a là ni
amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision
calme : voilà ce que c’est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans
le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »
De facto le tableau a
beaucoup déstabilisé parce qu’il représente le Christ par toutes ses
souffrances et rien que par ses souffrances. Ce réalisme
« scientifique » par l’horreur est pour beaucoup une négation de la
Résurrection. Cela dit, ce gisant tout en horizontalité devait à l’origine
servir de prédelle (partie inférieure d’un retable polyptique) à un grand
tableau d’autel, d’une façon similaire au retable
d’Issenheim de Matthias Grünewald, qui offre une réflexion sur la double
nature christique (humaine et divine). Se gardant de tout esprit de Réforme (d’ailleurs,
le peintre allemand fuira Bâle en 1526 pour rejoindre Londres), c’est malgré
tout une formidable (du latin formido,
qui signifie la peur, l’effroi) confession de la possibilité de l’athéisme de
la part d’Hans Holbein, qui se pose en disciple éclairé de son ami Erasme (dont
il fit d’ailleurs plusieurs portraits). Dans son Essai sur le libre arbitre, l’humaniste hollandais affirmait que
l’homme a la liberté de choisir sa perte ou son salut. Or, dans cette
préparation, il nous invite à une méditation sur la mort, ou plutôt sur son inéluctabilité
et son caractère trivial, sur la manière dont elle révèle, par la
corruptibilité des chairs, la nature transitoire de la vie. Le Christ mort du peintre allemand
répond à cette exigence métaphysique. Il y répond d’autant mieux par le soin méticuleux
qu’il apporte à ce cadavre, « humain jusqu’au bout des ongles ». Même
la date (MDXXI) et la signature (H.H.) gravées dans le faux marbre
participent de la sépulture. Comme l’a justement remarqué Daniel Arasse dans
son Histoire du détail, « L’image appelle
à scruter, sans discrétion aucune, le corps mort, corps pathétique au sens
plein du terme puisqu’il donne à voir les traces détaillées d’une souffrance
physique pour en activer intérieurement la mémoire spirituelle. Pourtant, si le
regard s’attarde sur les pieds, il ne manque pas de voir la précision avec
laquelle sont peints les ongles (taillés) du Christ mort. Or, ce qu’il voit
alors, c’est aussi la trace, précise et nette, du geste par lequel la main et
le pinceau d’Holbein ont « fait les ongles » du Christ. La
fascination pour le détail iconique cherche (et trouve ici) le geste du peintre
là-même où il se cacherait, mais elle annule ainsi la finalité dévote de
l’affect mis en jeu par le détail. Les plaies du Christ fascinent par le
bleuissement des chairs, mais celui qui regarde pense-t-il aux souffrances du
Christ ou se perd-il dans la contemplation d’un pourrissement picturalement
suggéré. »
Si l’ambigüité est totale à l’époque de la Réforme, elle ne l’est pas
moins aujourd’hui. Elle atteste en tous les cas du pouvoir métaphysique incroyable de cette œuvre qui fusionnent la tradition
gothique aux nouvelles tendances humanistes. A des siècles d’écart, les
photographies de la série La Morgue
d’Andres Serrano lui répondent, spécifiant en outre que l’art, dans son
affirmation, par sa volonté d’esthétisme, peut rendre acceptable et signifiante
la représentation de la vie enfuie.