Tiziano - La Venus d'Urbino (1538)
La Vénus
d'Urbin (en original, la Venere
di Urbino) est la somptueuse réponse donnée par le peintre Tiziano Vecellio, dit le Titien (c.1490-1576) à la commande privée d’un nu. La
toile aux grandes dimensions (119 cm x 165 cm) peut être vue, regardée et admirée
de nos jours à la Galerie des Offices de Florence.
Tout commence par une curieuse commande
émise par Guidobaldo Della Rovere, l'héritier de Francesco Maria Della Rovere,
le Duc d'Urbino. Parce que son père a acheté le portrait d’une jeune femme
revêtue d’une belle robe, La Bella
(conservée aujourd'hui au musée Pitti à Florence), Guidobaldo décide d’acquérir
le portrait nu de ce même modèle.
Ce
tableau n'a vraisemblablement pas été peint pour célébrer son mariage avec
Giulia Varano intervenu quatre ans plus tôt en 1534. Il ne s’agit pas d'un
tableau de mariage comme put l’être La
Vénus endormie (La Vénus de Dresde) peinte par Giorgione avant 1510 et
terminée par ce même Titien, car, si l’emprunt à cet auguste référent en
matière de nu couché ne souffre aucun doute, la Vénus du Titien - qui ouvre
grands ses yeux bruns face aux réalités terrestres - n'a plus aucun rapport avec l'image idéalisée de Giorgione de la
beauté féminine.
Cette Vénus-là
nous regarde sereinement, sans effronterie ni innocence, et, de sa main gauche,
caresse son pubis, une bague au petit doigt et les jambes entrecroisées. On le
sent d’emblée, au-delà du geste masturbateur (tout à fait exceptionnel et resté
inédit dans l’histoire de la peinture !), le scandale réside ici dans le
regard que cette jeune femme pose tranquillement vers le spectateur, pour qui
et par qui tout s’organise. Que nous révèlent donc nos yeux voyeurs ?
Nous
révèlent-ils une allégorie du mariage, un tableau célébrant le but ultime de ce
sacrement, à savoir la procréation ? C’est ce que nous suggère l’historienne
américaine Rona Goffen qui, en plongeant dans les mystères du XVIème siècle, nous
a rappelé la puissance magique alors attribuée aux images. On recommandait par
exemple d'accrocher de belles nudités dans les chambres à coucher des époux, suivant
la croyance que la femme donnerait naissance à un enfant parfait si elle les regardait
au moment de la fécondation. De même, ce tableau obscène - parce qu'il rend
public et met littéralement sur le devant de la scène un geste admis dans
l'intimité du mariage – témoigne de l’importance de la masturbation féminine à une
époque où il était conseillé aux femmes mariées de se préparer manuellement à
l'union sexuelle pour avoir un enfant. Rona Goffen indique même que la pose de
cette femme, appuyée sur son côté droit, correspond à des recommandations médico-religieuses
similaires. Cette analyse semble en outre être confirmée par le
myrte posé sur la fenêtre, les roses tenues par les doigts alanguis de Vénus,
les deux coffres du fond et le chien endormi au pied de la belle, qui sont
autant de symboles de fidélité. Toutefois, ces symboles ne sont pas univoques.
Si les coffres peuvent être des coffrets de mariage (cassoni), les courtisanes en possédaient également dans leur
palais. Quant au myrte et aux roses, ils peuvent n'être que des roses et du
myrte. Ultime objection, il est arrivé au Titien de peindre un petit chien
endormi aux pieds de Danaé au moment
même où elle est enfantée par Jupiter !
Sans l’intervention salvatrice de Giorgio Vasari, qui fait de cette jeune femme une déesse dans la seconde édition de son grand œuvre Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1568), Titien n’aurait-il donc pas été censuré par les réformateurs du concile de Trente (1545-1563), dont un décret fait désormais reposer sur les artistes la responsabilité des dérives de toutes sortes dont sont reconnus coupables les arts figuratifs ?
Cela
nous ramène à la « femme nue »
qu’a voulu posséder le commanditaire de l’œuvre et qui « crève
l’écran » du tableau. Quid du
grand pan de peinture noire derrière le buste de cette créature et de la ligne
horizontale vaguement brune qui marque le bord du lit ? Suivant la brillante
analyse faite par Daniel Arasse, éminent spécialiste de la Renaissance, dans
son article « La femme dans le
coffre » (On n'y voit rien,
Descriptions, Paris, Folio Essais, 2005, pp. 125-173), cette zone noire
n'est pas un rideau, comme le voudrait un autre spécialiste, Erwin Panofsky,
qui voit dans sa découpe verticale « un
bord de rideau » ; la ligne brune n'est pas davantage le « bord du pavement ». S’il y a
un rideau derrière notre Vénus, c'est le rideau vert, soulevé et noué lascivement
au-dessus de sa tête. Ce grand pan de peinture noire dont le bord tombe à
l'aplomb exact du sexe de Vénus n'est
même pas un mur, il ne représente rien. De même pour le « bord de pavement ». En fait, Panofsky identifie des
bords spécieux qui lui permettent de voir la représentation cohérente de
l’intimité d’une pièce de palais vénitien, baignée dans les douces et chatoyantes
couleurs du Titien.
Le
tableau est au contraire incohérent mais parfaitement construit. En réalité, le
pan de peinture noire est un dispositif destiné à placer Vénus au premier plan,
étendue sur un lit posé à même le sol, comme l’indiquent les deux matelas
rouges que laissent entrevoir les plis du drap blanc. Par ce dispositif, la
salle avec les deux servantes fonctionne comme un tableau dans le tableau, une mise
en abîme réalisée dans la perspective la plus stricte. Selon André Chastel, le Titien
représente dans cette pièce « le
scénario de la production ». Le peintre renaissant est précisément allé
chercher la créature là où elle se trouvait (et là où la ligne de fuite nous
mène), à l'intérieur même des « cassoni »
(qui très souvent contenaient des nus érotiques) pour la mettre face à nous, sur
le devant de la scène. Ce n'est donc pas un hasard si ce fameux bloc noir
évoque l'intérieur du couvercle soulevé par la servante agenouillée, Titien
nous fait voir ce que le contenu du coffre a pour fonction de cacher !
Tout se passe comme si la Vénus était sortie nue du coffre, d’où la
correspondance formelle qu’entretiennent les courbes du coffre et celles du
corps. La Vénus d'Urbino pourrait être la première peinture d'une femme
déshabillée, dont la robe repose fraîchement sur l’épaule de la seconde
servante.
Le
Titien met habilement en scène toute l'érotique de la peinture renaissante
inventée par Leon Battista Alberti,
le théoricien de la perspective, qui faisait de Narcisse l'inventeur de la
peinture, parce que celui-ci suscite une image qu'il désire et qu'il ne peut ni
ne doit toucher, étant cesse pris entre le désir d'embrasser cette image et la
nécessité de s’en tenir à distance pour pouvoir la voir. Cette apparition
érotique répond on ne peut mieux à l'exigence du Livre du
Courtisan de Baldassar Castiglione, livre qui régit les convenances de
toutes les cours de l’Europe renaissante : « Pour
donc fuir le tourment de cette passion et jouir de la beauté sans passion, il
faut que le Courtisan, avec l'aide de la raison, détourne entièrement le désir
du corps pour le diriger vers la beauté seule, et, autant qu'il le peut, qu'il
la contemple en elle-même, simple et pure, et que dans son imagination il la
rende séparée de toute matière, et ainsi fasse d'elle l'amie chérie de son
âme. »
Le maître vénitien exhibe sur le devant de la scène une figure qui se voit et se touche face à un spectateur contraint de substituer le voir au toucher. Voir seulement voir, telle est notre scandaleuse condition face à ce spectacle de pur plaisir érotique orchestré par ce grand peintre, distingué en son temps par l’empereur Charles Quint (« Titien mérite d’être servi par César ») et qui avait précisément choisi pour devise : « Natura potentior ars » (l’art est plus puissant que la nature).
En définitive, ni portrait de courtisane, ni tableau
de mariage, ni même « apologie de
l’intimité, de la simplicité et de la paix du monde domestique » (selon
la description erronée faite par Panofsky), la Venus d’Urbino est la peinture puissante d’un nu lascif soigneusement calfeutré qui sut redevenir par la suite
« un grand fétiche érotique »,
« une pin-up » selon les propres termes de Daniel Arasse. C’est cette
matrice visuelle du nu féminin qui ressurgira scandaleusement avec la Maya desnuda de Francisco de Goya y
Lucientes mais surtout l’Olympia d’Edouard
Manet quelques 325 ans plus tard !