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Du scandale dans l'art
5 avril 2010

Tiziano - La Venus d'Urbino (1538)

La Vénus d'Urbin  (en original, la Venere di Urbino) est la somptueuse réponse donnée par le peintre Tiziano Vecellio, dit le Titien (c.1490-1576) à la commande privée d’un nu. La toile aux grandes dimensions (119 cm x 165 cm) peut être vue, regardée et admirée de nos jours à la Galerie des Offices de Florence.

Tout commence par une curieuse commande émise par Guidobaldo Della Rovere, l'héritier de Francesco Maria Della Rovere, le Duc d'Urbino. Parce que son père a acheté le portrait d’une jeune femme revêtue d’une belle robe, La Bella (conservée aujourd'hui au musée Pitti à Florence), Guidobaldo décide d’acquérir le portrait nu de ce même modèle.

Ce tableau n'a vraisemblablement pas été peint pour célébrer son mariage avec Giulia Varano intervenu quatre ans plus tôt en 1534. Il ne s’agit pas d'un tableau de mariage comme put l’être La Vénus endormie (La Vénus de Dresde) peinte par Giorgione avant 1510 et terminée par ce même Titien, car, si l’emprunt à cet auguste référent en matière de nu couché ne souffre aucun doute, la Vénus du Titien - qui ouvre grands ses yeux bruns face aux réalités terrestres - n'a plus aucun rapport avec l'image idéalisée de Giorgione de la beauté féminine.

Cette Vénus-là nous regarde sereinement, sans effronterie ni innocence, et, de sa main gauche, caresse son pubis, une bague au petit doigt et les jambes entrecroisées. On le sent d’emblée, au-delà du geste masturbateur (tout à fait exceptionnel et resté inédit dans l’histoire de la peinture !), le scandale réside ici dans le regard que cette jeune femme pose tranquillement vers le spectateur, pour qui et par qui tout s’organise. Que nous révèlent donc nos yeux voyeurs ?

  Nous révèlent-ils une allégorie du mariage, un tableau célébrant le but ultime de ce sacrement, à savoir la procréation ? C’est ce que nous suggère l’historienne américaine Rona Goffen qui, en plongeant dans les mystères du XVIème siècle, nous a rappelé la puissance magique alors attribuée aux images. On recommandait par exemple d'accrocher de belles nudités dans les chambres à coucher des époux, suivant la croyance que la femme donnerait naissance à un enfant parfait si elle les regardait au moment de la fécondation. De même, ce tableau obscène - parce qu'il rend public et met littéralement sur le devant de la scène un geste admis dans l'intimité du mariage – témoigne de l’importance de la masturbation féminine à une époque où il était conseillé aux femmes mariées de se préparer manuellement à l'union sexuelle pour avoir un enfant. Rona Goffen indique même que la pose de cette femme, appuyée sur son côté droit, correspond à des recommandations médico-religieuses similaires. Cette analyse semble en outre être confirmée par le myrte posé sur la fenêtre, les roses tenues par les doigts alanguis de Vénus, les deux coffres du fond et le chien endormi au pied de la belle, qui sont autant de symboles de fidélité. Toutefois, ces symboles ne sont pas univoques. Si les coffres peuvent être des coffrets de mariage (cassoni), les courtisanes en possédaient également dans leur palais. Quant au myrte et aux roses, ils peuvent n'être que des roses et du myrte. Ultime objection, il est arrivé au Titien de peindre un petit chien endormi aux pieds de Danaé au moment même où elle est enfantée par Jupiter !

Sans l’intervention salvatrice de Giorgio Vasari, qui fait de cette jeune femme une déesse dans la seconde édition de son grand œuvre Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1568), Titien n’aurait-il donc pas été censuré par les réformateurs du concile de Trente (1545-1563), dont un décret fait désormais reposer sur les artistes la responsabilité des dérives de toutes sortes dont sont reconnus coupables les arts figuratifs ?

Cela nous ramène à la « femme nue » qu’a voulu posséder le commanditaire de l’œuvre et qui « crève l’écran » du tableau. Quid du grand pan de peinture noire derrière le buste de cette créature et de la ligne horizontale vaguement brune qui marque le bord du lit ? Suivant la brillante analyse faite par Daniel Arasse, éminent spécialiste de la Renaissance, dans son article « La femme dans le coffre » (On n'y voit rien, Descriptions, Paris, Folio Essais, 2005, pp. 125-173), cette zone noire n'est pas un rideau, comme le voudrait un autre spécialiste, Erwin Panofsky, qui voit dans sa découpe verticale « un bord de rideau » ; la ligne brune n'est pas davantage le « bord du pavement ». S’il y a un rideau derrière notre Vénus, c'est le rideau vert, soulevé et noué lascivement au-dessus de sa tête. Ce grand pan de peinture noire dont le bord tombe à l'aplomb exact du sexe de Vénus n'est même pas un mur, il ne représente rien. De même pour le « bord de pavement ». En fait, Panofsky identifie des bords spécieux qui lui permettent de voir la représentation cohérente de l’intimité d’une pièce de palais vénitien, baignée dans les douces et chatoyantes couleurs du Titien.

Le tableau est au contraire incohérent mais parfaitement construit. En réalité, le pan de peinture noire est un dispositif destiné à placer Vénus au premier plan, étendue sur un lit posé à même le sol, comme l’indiquent les deux matelas rouges que laissent entrevoir les plis du drap blanc. Par ce dispositif, la salle avec les deux servantes fonctionne comme un tableau dans le tableau, une mise en abîme réalisée dans la perspective la plus stricte. Selon André Chastel, le Titien représente dans cette pièce « le scénario de la production ». Le peintre renaissant est précisément allé chercher la créature là où elle se trouvait (et là où la ligne de fuite nous mène), à l'intérieur même des « cassoni » (qui très souvent contenaient des nus érotiques) pour la mettre face à nous, sur le devant de la scène. Ce n'est donc pas un hasard si ce fameux bloc noir évoque l'intérieur du couvercle soulevé par la servante agenouillée, Titien nous fait voir ce que le contenu du coffre a pour fonction de cacher ! Tout se passe comme si la Vénus était sortie nue du coffre, d’où la correspondance formelle qu’entretiennent les courbes du coffre et celles du corps. La Vénus d'Urbino pourrait être la première peinture d'une femme déshabillée, dont la robe repose fraîchement sur l’épaule de la seconde servante.

Le Titien met habilement en scène toute l'érotique de la peinture renaissante inventée par Leon Battista Alberti, le théoricien de la perspective, qui faisait de Narcisse l'inventeur de la peinture, parce que celui-ci suscite une image qu'il désire et qu'il ne peut ni ne doit toucher, étant cesse pris entre le désir d'embrasser cette image et la nécessité de s’en tenir à distance pour pouvoir la voir. Cette apparition érotique répond on ne peut mieux à l'exigence du Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, livre qui régit les convenances de toutes les cours de l’Europe renaissante : « Pour donc fuir le tourment de cette passion et jouir de la beauté sans passion, il faut que le Courtisan, avec l'aide de la raison, détourne entièrement le désir du corps pour le diriger vers la beauté seule, et, autant qu'il le peut, qu'il la contemple en elle-même, simple et pure, et que dans son imagination il la rende séparée de toute matière, et ainsi fasse d'elle l'amie chérie de son âme. »

  Le maître vénitien exhibe sur le devant de la scène une figure qui se voit et se touche face à un spectateur contraint de substituer le voir au toucher. Voir seulement voir, telle est notre scandaleuse condition face à ce spectacle de pur plaisir érotique orchestré par ce grand peintre, distingué en son temps par l’empereur Charles Quint (« Titien mérite d’être servi par César ») et qui avait précisément choisi pour devise : « Natura potentior ars » (l’art est plus puissant que la nature).

En définitive, ni portrait de courtisane, ni tableau de mariage, ni même « apologie de l’intimité, de la simplicité et de la paix du monde domestique » (selon la description erronée faite par Panofsky), la Venus d’Urbino est la peinture puissante d’un nu lascif soigneusement calfeutré qui sut redevenir par la suite « un grand fétiche érotique », « une pin-up » selon les propres termes de Daniel Arasse. C’est cette matrice visuelle du nu féminin qui ressurgira scandaleusement avec la Maya desnuda de Francisco de Goya y Lucientes mais surtout l’Olympia d’Edouard Manet quelques 325 ans plus tard !

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Commentaires
I
Pourquoi l'Olympia de Manet a-t-elle produit un scandale ?
J
je trouver cette oeuvre tres sexuel pour enfant visite tableau a italie. mais elle tres tres seduisant !
B
Comme j'ai déjà tenté de l'écrire plus haut, je suis en accord ' émerveillé' devant l'étude faite de La Venus d'Urbin ...je m'y intéresse moi-même de très près, par une remontée de mes méditations sur la peinture, à travers l'Olympia de Manet, qui n'en finit pas d'engendrer réflexions et créations, 'à l'envers', et me conduit vers une production picturale toujours plus neuve, attachée qu'elle est à la Renaissance, le quattrocento, mais aussi sa suite et son influence dans l'Europe encore balbutiante...<br /> Bravo donc, et merci!<br /> Beatrice Coppei-CSL-O, peintre, pittrice, e professoressa d'arte ( Coppey-Chaton pour l'état-civil )<br /> www.jesuismonmodele.com<br /> site qui sera mis à jour en septembre prochain...
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